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Par FLAURIS -N'IOR.

HISTOIRE DE LA COLONISATION BELGE DU CONGO.

 

 

 

Première partie : 

 

 

 

Histoire de la colonisation belge du Congo, 1876 – 1910

 

 

 

I. La naissance de l'état indépendant du Congo.

 

 

 

 Après avoir retrouvé Livingstone à Udjidji (situé sur le bord est du Lac Tanganyika) le 9 novembre 1871 pour le compte du New York Herald, au grand dam de la Royal Geographical Society (la société anglaise de l’exploration de l’Afrique), H.M.Stanley donne le départ en novembre 1874 à Bagamoyo (près de Dar-es-Salaam) d’une nouvelle expédition, créée à Zanzibar et ayant comme première destination le Lac Victoria, dans le but de cartographier les grands lacs de l’Afrique Centrale. Avant l’arrivée des explorateurs Occidentaux, l’Afrique Centrale était déjà traversée d’est en ouest par des routes de caravanes commerciales. D’autre part, les bateaux de mer n’allaient pas beaucoup plus loin que Banana sur le fleuve Congo, c’est à dire qu’ils restaient au niveau de son embouchure.

 

Le commerce transatlantique d’esclaves au départ de l’embouchure du Congo vers les Caraïbes et le Brésil a cessé aux environs de 1862. Cela n’empêchait pas des factoreries, présentes dans le Bas Congo dans les années 1870 et exportant des produits tels que café, arachides, huile de palme et sucre, de continuer à utiliser cette main d’oeuvre servile.

 

 L’expédition Stanley atteignit le Lac Victoria en 1875, les Stanley Falls, le StanleyPool, Kinshasa et enfin Boma en août 1877. En un peu moins de 3 ans Stanley et son expédition parcoururent 11000 km dont une grande partie à suivre le cours du fleuve Lualaba se prolongeant par le fleuve Congo, jusqu’à son embouchure. Cet exploit fut malheureusement entaché d’exactions et de pillages et ne faisait qu’annoncer la couleur de ce qui allait suivre.

 

Une quinzaine d’années auparavant, en Belgique, le Duc de Brabant fils du roi Léopold I, vantait les mérites de la colonisation. Celle-ci avait déjà été tentée au Guatemala dans les années 1840 par Léopold I, mais s’était rapidement terminée de manière tragique. Il rêvait de s’approprier les richesses de ces contrées lointaines : "Au Japon, il y a des richesses incroyables. Le trésor de l’Empereur est immense et mal gardé…la masse d’argent accumulée là-bas est telle que si l’Europe en avait connaissance, on organiserait de suite une expédition pour s’en emparer". (Extrait d’une lettre adressée au diplomate belge de Jonghe d’Ardoye, datée du 23 mars 1859).

 

 

 

 Le duc de Brabant était aussi un fervent admirateur du "système des cultures" mis en application à Java par les Hollandais. Ce système était à l’origine d’un important excédent budgétaire en faveur de l’administration coloniale, contrairement aux autres régimes coloniaux européens qui profitaient principalement aux secteurs privés. Ce système génial, selon le futur roi, consistait à non seulement acheter le produit des plantations à un prix fixé arbitrairement, mais aussi à mettre en place des fonctionnaires qui obtenaient des primes en fonction de la production. Le système colonial hollandais abolit ce type de cultures gouvernementales en 1870. Un autre allait le perpétrer.

 

En août 1875, dix ans après son accession au trône, le roi Léopold II, voyant que toute possibilité de colonisation en Extrême-Orient lui échappait, concentra son attention sur l’Afrique. Il ne lui restait plus qu’à trouver le moyen, selon ses propres termes, de s’approprier une part du magnifique gâteau africain. Ce moyen il le trouva entre autre en créant l’Association Internationale Africaine (AIA) d’exploration et de civilisation de l’Afrique Centrale lors d’une Conférence Géographique organisée au Palais Royal à Bruxelles en septembre 1876. Un grand nombre de personnalités dont des explorateurs, des militaires et des membres de sociétés géographiques et philantropiques des 4 coins d’Europe vinrent acclamer le roi pour la création de ce mouvement civilisateur. L’admirateur du travail forcé et du profit se muait en philanthrope.

 

 Dans le sillage de l’AIA, d’autres associations furent créées comme le"Comité d’Études du Haut Congo" qui sera remplacé par " l’Association Internationale du Congo" (1878). Ces associations avaient toutes le même président (le colonel Maximilien Strauch), la même bannière (étoile dorée sur fond bleu) et les mêmes prétendus objectifs humanitaires tels que l’abolition de l’esclavage. En réalité, elles allaient permettre au roi d’intensifier sa conquête du bassin du Congo par l’entremise de Stanley dont il s’était approprié les services à partir de 1878. Ce dernier allait fonder plusieurs stations le long du fleuve depuis son embouchure jusqu’au Stanley Pool où il créa à son extrêmité Ouest un quatrième poste qu’il baptisa Léopoldville, le 1er décembre 1881.

 

En plus d’un travail de reconnaissance, de création de poste, d’assemblage de bateaux à vapeur, Stanley se devait d’obtenir par n’importe quels moyens des contrats d’exclusivité avec les chefs autochtones. C’était en fait des contrats d’exploitations de leurs terres par l’AIC et même pire : ces "traités" cédaient à l’association créée par le roi, la souveraineté de leurs territoires et permettaient à l’AIA de proclamer ces territoires "états libres". Dès 1882, des affrontements entre ces postes et les populations engendrèrent des répressions sanglantes de la part des groupes armés de Stanley et des agents de l’AIC.

 

Une véritable course à la conquête avait lieu. C’était à qui serait le plus prompt à planter son drapeau. Stanley n’était pas le seul à explorer la région : les Français pas l’entremise de de Brazza étaient au Nord. Les Portugais, arrivés en 1493 à l’embouchure du fleuve, attendaient qu’on leur reconnaisse le droit de souveraineté sur le Bas Congo. Wissmann, un explorateur allemand bien qu’ayant exploré le bassin du Kasai pour le compte de Léopold II, espérait que cette région allait revenir à son pays. Enfin Cameron, sujet de Sa Majesté britannique, lorgnait tout autant sur la région.

 

 Parallèlement à ces expéditions, des missions catholiques et protestantes faisaient le forcing pour y établir leurs quartiers. Les antagonismes entre les puissances coloniales telles l’Angleterre, la France, l’Allemagne et le Portugal auront servi sans aucun doute à la reconnaissance de l’AIC de Léopold II et de ses "territoires indépendants". Dans un premier temps, et ce, via l’entremise d’un certain Sanford, diplomate américain à la solde du roi des Belges, les États-Unis reconnaîtront les premiers en 1884 la souveraineté de l’AIC sur ces "états libres du Congo".

 

 Ensuite, la Conférence de Berlin (1884 -1885), où Banning et Lambermont étaient les représentants belges, approuvait un Acte imposant dans le bassin du Congo la liberté de commerce et de navigation, interdisait tout monopole et promulguait l’abolition de l’esclavage, la protection des Africains et des missionnaires chrétiens. Celui-ci prévoyait également la création d’une Commission Internationale qui devait intervenir lors de conflits ou de litiges se rapportant à l’Acte.

 

 

 

 Le partage du bassin conventionnel du Congo ne se fit pas à la conférence de Berlin. Il se fera néanmoins sur le terrain à partir de ce moment. Après les États-Unis, Bismarck d’abord, les Anglais ensuite reconnaîtront l’AIC et sa souveraineté. Peu après, en février 1885, des accords entre la France et l’AIC et entre cette dernière et le Portugal permettront de délimiter en partie leurs territoires respectifs sur cette vaste étendue d’Afrique Centrale. En quelque sorte, la création d’une zone internationale à caractère commercial et neutre, propriété d’un "roi philanthrope", déjà souverain d’une petite nation, arrangeait les affaires des puissances qui s’arrachaient le continent africain.

 

 

 

 En 1885, le 1er août, l’État Indépendant du Congo (EIC) était né, et le roi Léopold II en assumait le titre de souverain grâce au vote au parlement belge lui permettant d’assumer cette fonction. L’intervention d’Auguste Beernaert en tant que Premier ministre aura été primordiale pour l’obtention de ce résultat. En effet, la reconnaissance par les puissances de la souveraineté de l’AIC sur des territoires en Afrique Centrale créait la surprise en Belgique puisque cette entreprise avait été réalisée fort discrètement par le roi. Et les avis étaient mitigés.

 

 Il faut aussi savoir qu’en Belgique aux environs des années 1880, l’activité industrielle était florissante, aux dépens principalement de la classe ouvrière. En 1882, 42�e la population était analphabète. Un petit pourcentage seulement des hommes pouvait voter et ce en fonction de l’impôt payé.

 

 Le gouvernement central de l’EIC s’installa à Bruxelles l’année de sa création. Trois départements le composaient : les Affaires Intérieures (Maximilien Strauch), les Affaires Étrangères (Edmond Vaneetvelde) et enfin le Département des Finances (Hubert Vanneuss). Il fallait bien entendu financer cette administration, et là aussi l’état belge intervint à plusieurs reprises : en 1888, un décret fut voté pour permettre l’émission en Belgique d’un emprunt à lots de 150 millions de francs qui rapportèrent en 1888 et 1889 23 millions dont 7,5 millions furent versés au roi qui garda 5,5 millions pour se rembourser de ses investissements congolais réalisés depuis 1876 dont le montant est estimé à 17,5 millions. Les autres 2 millions étaient déposés dans le trésor de l’EIC. On vota une autre loi qui impliquait une participation de 10 millions de francs de l’état belge dans le capital de la Compagnie du Chemin de Fer du Congo.

 

D’autre part, fait extrêmement important, sous l’impulsion de Beernaert, le parlement vota en 1890 une convention entre la Belgique et l’EIC. Celle-ci allait lier le sort futur du Congo à la Belgique, en tous les cas pour de nombreuses années. Moyennant un prêt sans intérêt de 25 millions de francs étalé sur 10 ans, la Belgique obtenait la possibilité d’annexer le Congo en 1900. De cette somme, 5 millions étaient versés immédiatement au roi. Il en garda la moitié pour son remboursement. Enfin, un dernier subside de 6.850.000, éventuellement remboursable à l’état belge, était octroyé à l’EIC en 1895. Ainsi le gouvernement belge dirigé par Auguste Beernaert reconnaissait la souveraineté de Léopold II sur "l’Etat indépendant du Congo", et il lui fournissait également un terrain propice à la réalisation de son entreprise coloniale.

 

 

 

 A partir de 1886, le commandement sur le fleuve Congo allait être confié pour la première fois à un Belge, Camille Janssen qui deviendra gouverneur général l’année suivante. Dès ce moment, de nombreux postes de cadre reviendront à des militaires belges mis à la disposition du roi par le Ministère de la Guerre. Les Scandinaves représenteront la plus grande partie du contingent occidental non belge.

 

 

 

 L’Acte de Bruxelles naquit en 1890 après la convocation d’une conférence initiée par le 1er ministre britannique. Il concernait la suppression du commerce d’esclaves par terre et par mer en Afrique et au Moyen-orient, et limitait l’importation en Afrique de boissons alcoolisées et d’armes à feu. Cet Acte arrangeait bien entendu Léopold II puisqu’il renforçait ses initiatives "humanitaires" et donc sa pénétration en Afrique Centrale. En effet, une vaste zone à l’Ouest du Lac Kivu était sous l’influence depuis des années des Swahilis, originaires de la côte est (actuel Kenya et Tanzanie). Le commerce d’esclaves faisait partie de leurs diverses activités de négoce. Enfin, une dérogation à l’Acte de Berlin, permettait la levée de droits d’entrée dans le bassin conventionnel du Congo.

 

 

 

I.1.  Les agents territoriaux.

 

 

 

Les fonctionnaires ou agents territoriaux :

 

Etaient dans le début des années 1890 au nombre de 175. Ils étaient responsables de l’exploitation du pays. La majeure partie de ce personnel territorial (environ 60� était représentée par les chefs de poste, généralement des sous-officiers, provenant des casernes belges. Les commissaires de district, souvent de jeunes lieutenants détachés de l’armée belge, avaient une partie de leur salaire versée par l’état belge et gardaient leurs droits à la pension en Belgique. Un tiers de ces agents partis au Congo avant septembre 1895 allait y mourir. Ce haut taux de mortalité allait graduellement diminuer à partir de 1900.Le règlement pour le personnel de l’EIC stipulait, à l’article 4, que les agents s’engageaient à ne rien divulguer concernant les affaires de l’état à quiconque n’appartenait pas au système administratif. Les agents de l’EIC pouvaient doubler leur salaire grâce à un système de primes, instauré pour stimuler et accroître les bénéfices de l’état.

 

La première de ces primes, était liée à la collecte de l’ivoire (photo : poste de collecte de l'ivoire, ©Sanford museum, city of Sanford) à partir de 1885 et pouvait se résumer à ceci : la prime sera d’autant plus grande pour l’agent qu’il achètera l’ivoire au prix le plus bas possible. D’autre part, au Congo, ce prix ne se payait pas en argent mais en marchandises. Ces marchandises, qui prenaient souvent la forme d’armes. Entre avril et août 1891, le roi fit envoyer 2000 fusils à piston car Vangele, un agent de l’état, venait de troquer un fusil contre 275 kilos d’ivoire.Au fil des années, ces primes varieront, changeront de nom pour devenir une "allocation de retraite" fin 1896, terme moins attaquable selon Vaneetvelde. Ensuite, celles-ci concerneront le caoutchouc, le copal, la cire, le café et le cacao (cf les systèmes de culture). Un exemple de circulaire à ce propos datant de janvier 1896 : "Ces gratifications [notez que le terme prime avait été modifié depuis 1892] ne seront accordées que dans les districts rapportant annuellement à L’État au moins 50 000 F d’impôts payés en nature par les indigènes -étant bien entendu que par ces impôts on doit comprendre les produits qui sont réalisés en Europe au profit du trésor". Ces soi-disant impôts relevaient de la seule volonté des agents territoriaux et n’étaient régis par aucune loi.  

 

 

 

I.2. La force publique.

 

 

 

Un autre système de prime a vu le jour à la même époque, suite à la nécessité de remplacer les "étrangers" dans les rangs de la force publique (l’armée de l’EIC, officialisée en 1888, compta jusqu’à 19 000 officiers et soldats) qui enrôlait jusqu’alors des hommes venus de Zanzibar et de la côte Ouest. Concernant ce recrutement "d’étrangers", il apparaît que, de 1879 à 1895, 9 904 hommes arrivèrent au Congo, provenant pour la plupart de Zanzibar, des futurs Ghana, Nigeria et Sierra Leone et d’ailleurs dont le royaume du Dahomey. Certains furent des volontaires mais, bien qu’ils furent engagés en tant que travailleurs, beaucoup terminèrent dans la force publique à leur arrivée à Boma. Les autres étaient des véritables esclaves qui allaient servir l’administration coloniale. Cette fameuse prime, était liée au recrutement de Congolais. Et ce recrutement devait coûter le moins cher possible au trésor de l’EIC.

 

Quelques extraits d’une lettre de Vaneetvelde au roi en 1889 : " ..afin d’obtenir d’ici à 2 ans du recrutement indigène les 2 200 hommes nécessaires à la Force Publique, et d’accroître même ce nombre sans frais, si c’est possible…Je me permets d’attacher la plus grande importance au système de primes……sans ce stimulant…nous ne pouvons nullement compter nous passer désormais des contingents étrangers...". Il expliquait ensuite qu’un contrôle sévère devait être instauré de manière à pouvoir établir le montant des primes à adjuger aux agents en fonction du nombre de recrues fournies.Un moyen efficace était de transférer ces hommes dans un district autre que celui du recrutement et de contrôler les récépissés fournis par les agents réceptionnant les "engagés". A noter que cet éloignement forcé limitait par la même occasion l’évasion de "l’engagé". Les frais d’engagement, incluant la prime de recrutement, étaient fixés pour les hommes, les femmes et les adolescents. En outre, les articles 4 et 5 du règlement stipulaient qu’une prime supplémentaire serait versée à l’agent en fonction de la réduction des frais d’engagement.  

 

 

 

I.3. Le recrutement.

 

 

 

 

 

Les recrutés furent appelés "libérés". Ce type de "système de libération" avait déjà été appliqué avec grand "succès" par les Anglais , les Français et les Portugais, peu après la soi-disant abolition de l’esclavage. Ces "libérés" étaient soit rachetés à leur propriétaire soit tout simplement enlevés, et devaient servir l’état pendant un temps déterminé (très souvent durant 7 années s’ils survivaient). Razzias, saisie de prisonniers de guerre et de fuyards, sanctions, achats étaient les divers moyens pour obtenir ces auxiliaires nécessaires au bon fonctionnement du système mis en place par Léopold II. Ces hommes allaient soit servir la force publique soit être utilisés comme forçats aux différents postes.

 

Quelques illustrations pour décrire ce marché du travail et la condition de ces hommes : "Poussez, je vous prie, la levée des soldats dans tous les districts : c’est la question capitale en ce moment. Qu’on prenne les hommes par la force-comme en Europe-ou qu’on les rachète, peu importe. L’État a le droit d’exiger ce service, et c’est pour lui une question de vie ou de mort. Les sources de recrutement à l’étranger nous feront défaut dans peu de temps." (Vaneetvelde à Wahis, gouverneur général à Boma avril 1892).

 

 Ces brigands [lisez les autochtones] se font constamment la guerre entre eux. Pour un fusil à silex ils vous donnent 10 hommes…[Le chef] Epali me prévient qu’il part en guerre demain. Comme il me dit qu’il me donnera tous les hommes qu’il prendra, je ne lui dis rien et je le laisse partir, à condition toutefois qu’il ira bien loin chez des gens qui n’ont pas de rapport avec le blanc...J’envoie un canot avec 2 hommes armés dans la rivière, avec ordre d’arrêter toutes les pirogues indigènes et de prendre le poisson s’il y en a. Puisqu’ils ne veulent pas venir me vendre leur poisson, je vais le leur prendre." (A.Daenen,chef de zone, journal de route, 1891). "Nous laissons la paix aux villages qui nous servent bien, mais nous faisons disparaître ceux qui voudraient entraver nos opérations." (Rousseau, chef de poste, 1892).

 

 Voici des passages d’un rapport écrit par le juge Marcellin Desaegher adressé au Gouverneur général, daté de juillet 1892, lors d’une visite dans le Haut-Congo et concernant le sort de ces "libérés" : "…Un fait capital : les trois quarts des libérés périssent avant d’arriver à la destination où ils peuvent être utilisés, et parfois les déchets sont encore plus élevés . Il cite ensuite quelques chiffres d’hommes dont les contingents [venant du district de l’Ubangi-Uele] ont été depuis versés directement à l’Equateur …Il pose ensuite la question : Quelles sont les causes de cette grande mortalité ? de ces énormes déchets ? Le nègre adulte se plie difficilement à la servitude. L’emprisonnement, les fers ou les chaînes le tuent en peu de temps. C’est pourquoi les Arabes [les Swahilis] ne font guère de prisonniers mâles adultes.

 

 

 

 L’EIC préconisait la création de camps d’instruction pour les "libérés" dans le but de les former. Apparemment le gouvernement recommandait le bon traitement de ces hommes. Mais, Desaegher écrit qu’il n’a pu constater l'application de ces instructions, et c’est la première et indubitablement une des grandes causes des mécomptes. Le libéré est enchaîné. Soit, c’est une nécessité; souvent brutalisé et toujours abandonné dans la solitude…J’ai vu les lieux de détention de Yakoma, Djabir, Bumba, rien de plus horrible ni de plus pitoyable. Non pas les habitations mêmes, mais ces groupes d’hommes, de femmes, d’enfants mal nourris, exténués, crasseux, malades. Plusieurs moribonds tremblants de frayeur, attachés à la même chaîne et couchés pêle-mêle sur la terre…Si tous les agents s’acquittaient de ce si facile devoir d’humanité que le gouvernement prescrit en termes si formels, si on améliorait un peu le bien-être matériel, en leur donnant une natte par exemple, l’occasion de se baigner, etc…nous verrions décroître les décès dans de notables proportions. On devrait aussi envoyer partout des chaînes en acier qui remplaceraient les anciennes lourdes chaînes de bateau avec lesquelles on les amarre actuellement.

 

 …Que dirais-je des enfants ? Il y en a partout. Je ne parlerai que de Djabir, où ils se trouvent par centaines et où il arrive des quantités chaque jour, appartenant à des races magnifiques. Ils sont une des richesses de l’état. On ne sait combien il y en a , il n’y a pas de contrôle, on ne s’en occupe pas…et les petits malheureux vivent dans le camp au hasard. Beaucoup meurent des misères de la route , dit le docteur chef de station [le médecin E.Vancampenhout] , des misères de la station, prétend M.Daenen [le chef de la zone de Djabir]. Quoiqu’il en soit, j’ai vu quantité de petits squelettes ambulants et ceux-là meurent faute de soins. L’un d’eux agonisait à ma porte. Je demande au docteur s’il n’y a plus rien à faire ? Rien me dit-il-Mais avec des soins?- Je ne sais, peut-être- Alors, donnez-moi cette petite fille. Malgré les fatigues de la route à dos d’homme et en pirogue, l’enfant se porte actuellement bien.[Le docteur et le chef de zone] m’ont reconnu l’un et l’autre que toutes les petites filles de la station -oh, de tout petits enfants, étaient violées. On le sait et on a rien su faire pour les protéger..."

 

 Ensuite le juge Desaegher indique les remèdes à appliquer selon lui. Il en vient à parler de la création de colonies pour les enfants, pour leur éviter les routes qu’il estime pour eux impraticables. Cette idée de colonies fut alors exposée aux missionnaires. Voici la fin d’un rapport adressé par Fivé, inspecteur d’état, au gouverneur général, sur la "libération"dans le district de Lualaba :"…et la mortalité était effrayante au témoignage du commissaire de district Gillain…Les causes générales de mort sont nombreuses chez nos libérés, entre autres : 1) les fatigues et les inévitables privations de la route; 2) la chaîne, l’emprisonnement, le spleen ; 3) la famine et tous ces maux…Je me résume. Le gouvernement fait d’inutiles sacrifices pour assurer par la libération le recrutement de la force publique. La difficulté n’est pas d’avoir des hommes , mais de leur assurer dans le district d’origine assez de bien-être pour qu’ils n’y meurent pas, de ne pas les laisser gaspiller, de les transporter dans des bonnes conditions au lieu de leur destination. Les camps militaires et les camps sanitaires sont des mesures conservatoires.

 

 

 

C’est au gouvernement de parer à la crise d’abondance par l’organisation d’un service régulier de transport……". Quelques notes supplémentaires du même Fivé : "Quantité de cadavres pourrissent aux alentours de l’ hôpital... Des libérés, la chaîne au cou traversent un pont, l’un tombe, il entraîne toute la chaîne qui disparaît…".

 

 

 

 Plus tard, le terme de "libéré" fut remplacé par le terme "milicien". Ce qui n’allait pas modifier, bien au contraire, la terrible situation de ces hommes. Pour preuve, quelques lignes écrites par le missionnaire Camille Varonslé à son supérieur en Belgique, le père Vanaertselaer, après une tournée au Congo en 1895 : "…On trouvait que nous étions en présence d’un spectacle d’esclavagisme en grand…Les caravanes qui descendent la route à Boma jonchent la route de cadavres…"

 

 Les tâches principales des agents de l’EIC consistaient donc à faire récolter l’ivoire, le caoutchouc et à recruter des hommes par la force selon les dires de Ch.Lemaire, sous-lieutenant qui déclarait : "Mon éducation africaine commença dans les coups de fusil et de canon, dans les incendies de villages "à mettre à la raison", en un mot dans l’abus et le sur abus de la force avec tous ces excès".

 

 Comme on l’a déjà signalé, les achats se faisaient en échange d’armes mais parfois aux moyens de produits tels que des étoffes voire en argent-or lors de certaines transactions avec les Swahilis (musulmans originaires de la côte est de l'Afrique). A noter que les factoreries ne pouvaient pas vendre d’armes.

 

 

 

I.4. Les missionnaires.

 

 

 

Ces "libérés" allaient aussi profiter aux missionnaires catholiques belges de la Congrégation de Scheut à partir de 1888. En effet, Léopold II allait subsidier (tout comme certains membres de la noblesse belge) et faciliter leur installation au Congo pour contrer "l’avancée" des protestants. Il allait faire pression sur le Vatican avec comme résultat la création d’un Vicariat Apostolique de l’EIC, réservé aux Scheutistes (la maison mère de Scheut se trouvait à Anderlecht en Belgique). L’un de ces premiers Scheutistes, Gueluy, n’hésitait pas à organiser des expéditions armées pour se fournir en nourriture auprès des villageois.

 

 A partir du début des années 1890, la SAB assurait le transport des charges des Scheutistes à l’intérieur du pays. Avant 1900, aucune évangélisation ne fut réalisée. Ils avaient créé des postes, entre autre au Kasaï , qui au début, furent peuplés d’esclaves. C’est le cas de Cambier qui rassembla dans le milieu des années 1890 à Mikalai plus de mille personnes étrangères à la région (des Luba en terre Lulua ) soit reçues des agents de l’état, soit échangées contre quelques tissus, soit appropriées par la force. Des conflits entre les fonctionnaires de l’état et les missionnaires allaient engendrer un accord à Bruxelles entre Vaneetvelde et Vanaertselaer pour permettre aux Scheutistes de "disposer" de Congolais. En contrepartie ils ne devaient pas s’immiscer dans les affaires de l’état.

 

 

 

 Ailleurs en Afrique, les missionnaires catholiques achetaient des enfants (rachetaient selon leurs termes). Dans l’EIC ceux-ci étaient carrément livrés en groupe, gratuitement, à domicile. C’était le moyen pour l’état, avant 1900, d’attirer les missionnaires catholiques afin de contrer les protestants. L’administration coloniale rassemblait ces enfants littéralement kidnappés dans les villages et les expédiait parfois très loin vers les missions appelées colonies d’enfants qui prendront le nom de colonies scolaires. C’est ainsi que des pères allaient former des Congolais pour en faire de bons chrétiens, mais aussi et surtout de bons militaires puisqu’ils étaient aidés dans leur tâche par un agent de l’EIC. Les futures femmes de ces militaires étaient "éduquées" par des soeurs.

 

 A côté de ces colonies officielles, les missions créaient des colonies privées, elles aussi occupées par des enfants livrés par l’état. Ces colonies se trouvaient notamment à Boma, Bangala, Moanda et Berghe-Ste-Marie. Il y avait par exemple 387 enfants en 1900 dans la colonie officielle de Boma. Ces colonies étaient de véritables camps de la mort. Le taux de mortalité était énorme, lié principalement à la famine, à l’épuisement, au manque d’hygiène et aux épidémies. Cette dernière cause était citée par les missionnaires comme étant la cause principale des décès.

 

 Quelques extraits du rapport trimestriel du Scheutiste Decleene d’avril 1895-Boma: "Nombre d’élèves : 246. Si les enfants jouissent d’une excellente santé, le contraire est vrai pour les enfants venus au mois de février; plusieurs d’entre eux sont si épuisés par les fatigues et les privations de la route des caravanes qu’ils n’ont pu se remettre de leur maladie". En janvier 1893, Fuchs, magistrat de l’EIC, parle d’un contingent de 62 enfants envoyés à Boma qui sont dans un état de maigreur excessive. Decleene ,en juillet 1894, cite un autre contingent d’enfants dont la plupart sont arrivés dans un état si faible que plusieurs pourraient succomber malgré les soins qui leur sont prodigués.

 

Entre 1890 et 1900, plus de dix mille enfants allaient mourir aux missions de Scheut, selon leurs propres sources. Sans compter ceux qui sont morts lors des razzias, lors des déportations ou encore lors de leur fuite. Voici une lettre écrite par le magistrat R. Breuer en janvier 1900 : "La maladie du sommeil et la famine font des ravages affreux parmi les enfants de cet asile philanthropique [Berghe]. De trois à quatre cents enfants il n’en resterait que quatre vingt. Ceux-ci s’efforcent de fuir ce séjour des morts; ils se réfugient au poste de M.Mahieu [un commandant] pour implorer quelques nourritures; les plus affamés volent ce qu’ils trouvent. Mr Mahieu les exhorte en vain à retourner auprès des pères; quand on veut les ramener, ils s’enfuient vers la forêt ou dans la brousse, préférant courir les risques de la vie errante que de s’exposer à la mort certaine qui les attend à la mission. Mr Mahieu a vu de tout jeunes enfants enchaînés par les missionnaires". A partir de 1900, les colonies étaient peuplées d’enfants abandonnés qui allaient devenir des soldats de la force publique ou encore des travailleurs pour l’état. Une école pour commis s’ouvrait en 1906 à Boma. En 1908 celle-ci avait formé ses 5 premiers commis congolais.

 

 Les missionnaires catholiques en général et les pères de Scheut en particulier, n’allaient jamais critiquer le système mis en place par le roi (sauf le 13 avril 1908 quand E.Geens critiquait l’impôt). Au contraire, ils allaient en assurer sa propagande, comme l’évêque Vanronslé l’indique en 1904 : "...jamais ni moi-même ni, à ma connaissance, personne parmi mes missionnaires, nous n’avons été témoins oculaires d’un acte de cruauté, ni d’un effet quelconque d’un tel acte…".

 

 

 

I.5 Domaine royal..

 

 

 

 

 

Le roi Léopold II décréta lors de la création en 1885 de l’EIC que les terres vacantes, [lisez : ainsi que tout ce qui y était rattaché] appartenaient à l’état. Il allait s’agir d’une confiscation pure et simple de la quasi-totalité des terres de la région. D’autre part, comme on l’a déjà signalé, plusieurs factoreries, comme la NAHV (la Nouvelle Compagnie Commerciale Africaine), étaient installées dans la région bien avant la création de l’EIC et y exerçaient notamment le commerce de l’ivoire.

 

 

 

Une véritable guerre d’intérêts allait suivre entre l’EIC et ces compagnies commerciales qui du côté belge voyait Albert Thys se trouver à la tête d’un important holding la Compagnie du Congo pour le Commerce et l’industrie (CCCI) composée en outre de la Société Anonyme Belge pour le Commerce du Haut Congo (SAB), soutenue par le gouvernement belge, la Compagnie du Chemin de Fer du Congo, la Compagnie du Katanga, la Compagnie des magasins généraux, la Compagnie des produits du Congo,et le Syndicat Commercial du Katanga. Ces sociétés avaient leur siège rue Bréderode à Bruxelles.

 

Nous étions par conséquent en présence de diverses parties : Léopold II à la tête de l’EIC, mais devant politiquement ménager tout ce qui avait attrait à la Belgique, des sociétés commerciales (belge, hollandaise et française) et le gouvernement belge dont le Premier ministre était tiraillé entre les intérêts du roi et ceux des entreprises belges dont certaines attaquèrent la politique domaniale du roi. Toutes ces parties convergeaient vers le même centre d’intérêt : le Congo et ses richesses.

 

 

 

A partir de 1890, plusieurs décrets stipuleront le partage du Congo en 2 zones pour l’acquisition de l’ivoire : la première destinée aux sociétés privées et la deuxième, bien plus vaste, était considérée comme le domaine privé du roi.

 

 En 1892, la Société Commerciale Anversoise ( l’Anversoise ou SCA) d’Alexandre de Browne de Tiège et l’Anglo-Belgian Indiarubber and Exploration Company (Abir) d’Arthur Vandennest, futur sénateur belge, rentrèrent en scène et acquirent des concessions pour faire récolter le caoutchouc moyennant le partage des futurs bénéfices avec l’EIC, dont les agents allaient installer les premiers postes. Ces deux sociétés obtenaient donc des monopoles d’exploitation, soutenus par l’état. Leurs milices privées, grâce à l’importation d’armes et à la collaboration avec la force publique (sorte de sous-contractant) allaient faire régner la terreur pour obtenir le caoutchouc.

 

Selon le roi, via un décret secret, les agents devaient prendre les mesures"nécessaires pour conserver à la disposition de l’état les fruits des terrains domaniaux[du domaine privé], notamment l’ivoire et le caoutchouc". Il existait un véritable bras de fer entre les sociétés de Thys et les agents de l’EIC, qui allaient jusqu’à obliger les Africains à leur vendre et à eux seuls cet ivoire sous peine de punition. Le roi exerçait régulièrement des pressions sur le gouverneur général comme on peut le lire via un extrait d’une lettre envoyée à Wahis en avril 1892 :"Il importe d’activer promptement…le développement bien nécessaire de nos récoltes d’ivoire et de caoutchouc. L’Etat ne peut maintenir son existence qu’au moyen de très larges et très fructueuses récoltes".

 

Une lettre de Wahis aux commissaires de district illustre bien les résultats de la pression exercée par les autorités de l’EIC : "…Celui qui dans ces parages [lisez le domaine privé] achèterait du caoutchouc, inciterait ainsi les indigènes à exploiter le domaine privé, et il s’associerait à un délit prévu par la loi. Pour mettre fin à une telle exploitation illicite, le commissaire de district devra de préférence punir les principaux délinquants, c’est à dire les indigènes eux-mêmes et les mettre administrativement et judiciairement en demeure de livrer à l’Etat le caoutchouc récolté sur le domaine privé. Cela le dispensera probablement de poursuivre devant les tribunaux ceux qui achètent le produit; car il est désirable de ne leur intenter des poursuites que si l’on ne parvenait pas à maintenir les indigènes dans la légalité…"

 

 La presse belge était partagée à ce sujet. Certains journaux comme Le Patriote" (qui deviendra la "Libre Belgique" en 1918) L’Escaut et La Chronique critiquaient en 1892 la politique domaniale et constataient que "pendant que cela se passe, les Belges sont invités à donner leurs millions à cet étrange gouvernement". Ces journaux accusaient ce même gouvernement d’utiliser des armes (achetés notamment à l’armurier Breuer à Liège) comme produits de transaction, et demandaient la vérité sur les commissions attribuées aux agents de l’état, officiers et sous-officiers le l’armée belge. Notez la réponse de l’armurier liégeois : "les fusils qui sont ordinairement fournis aux nègres sont des fusils à silex. Les nègres n’en veulent généralement pas d’autres et ils ne s’en servent généralement que de jouet; les nègres aiment à faire éclater la poudre du bassinet"

 

Voici l’idée de Vaneetvelde au sujet de la presse via une lettre écrite au roi en juillet 1892 :"Je me permets d’exprimer à votre majesté l’avis que dans ce moment il y aura lieu de s’attacher quelques organes de la presse par la voie d’un subside, par exemple - L’Étoile- et -Le Soir.Il faudrait à partir de septembre mener une campagne de propagande dans la presse, et nous n’aurons jamais de la part des journalistes un concours absolu si nous ne les payons pas."

 

Après 1892 et le décret d’octobre qui signalait la fermeture de nombreuses régions aux sociétés, sous-entendu leurs intégrations au domaine privé, le roi allait pouvoir faire exploiter cette vaste étendue et faire récolter le caoutchouc sous forme d’impôts (notion tout à fait floue comme nous l’avons vu) exigés à la population. Le règne de la terreur allait battre son plein. L’Anversoise et l’Abir, alliées du roi, avaient acquis des concessions. Les sociétés de Thys allaient suivre avec pour résultat qu’en 1905 une grande partie de l’exploitation du pays était entre les mains de ces sociétés concessionnaires. C’était le cas pour les districts Aruwimi, Bangala, Equateur et Kwango où l’administration était au service de celles-ci.

 

I.6. Les Swahilis.

 

La province orientale située à l’Ouest des grands lacs était sous l’influence de plusieurs chefs Swahilis dont certains entretenaient de bonnes relations avec des agents de l’EIC qui leur achetaient notamment des esclaves et de l’ivoire. L’un des plus illustres d’entre eux, Tippo Tip, allait être nommé gouverneur des Falls. Avant cela, il avait grandement aidé l’expédition de Stanley à progresser dans la région du Maniema en 1876.

 

Le roi accordait une très grande importance à ne pas générer de conflits avec les Swahilis et recherchait leur alliance. Malgré cela, et contrairement aux ordres de Bruxelles, des confrontations éclatèrent en 1892 entre certains Swahilis et des troupes de l’EIC elles-mêmes soutenues par d’autres Swahilis. Ces derniers prendront le dessus, ce qui permettra au gouvernement de l’EIC de se servir de ces événements pour qualifier cette soi-disant campagne arabe comme étant la victoire de l’entreprise "civilisatrice" du roi sur l’esclavagisme arabe dans l’Est du Congo. Victoire, qui est d’ailleurs toujours célébrée aujourd’hui en Belgique et plus précisément à Blankenberge où une statue représentant les agents Lippens et Debruyne a été érigée.

 

Le résultat des événements, est que le gouvernement de l’EIC devenait le maître de presque toute cette province orientale qui englobait le Maniema et le Kivu. Les Swahilis réintégrés, allaient dorénavant partager les bénéfices de leur administration (moitié-moitié pour la récolte de l’ivoire) avec l’état. Certains seront nommés agents auxiliaires de l’EIC. Voici quelques extraits d’un rapport de Wahis écrit en 1896 à propos du district des Stanley Falls : "Le régime est en somme à peu près celui qui a été créé par les Arabes [les Swahilis]. Les divisions du territoire sont celles qu’ils avaient établies. Le personnel qui occupe les régions est en partie celui qu’ils y avaient mis. C’est là où leurs gens ont été le mieux maintenus en place, que l’on tire le plus facilement parti des produits du pays. On ne peut s’empêcher d’admirer les résultats auxquels ces aventuriers, venus dans ces régions sans ressources, sont arrivés en un temps fort court. Les chefs auxiliaires, placés à la tête des régions d’exploitation, sont tout simplement des chefs de poste, comme le sont nos officiers et nos sous-officiers, qui ont dans un district des parties de territoires à administrer. Au lieu d’avoir sous leurs ordres des soldats armés d’albinis, ils disposent d’auxiliaires armés de fusils à piston…ils [les auxiliares] ont une action constante sur les populations…Niangwé a été administré successivement par 2 officiers, le lieutenant Lemery et le capitaine Stevelinck, qui se sont montrés vis-à-vis des noirs indigènes, chefs indigènes et auxiliaires d’une férocité de fauve, pendant ou jetant au fleuve tous ceux qui paraissaient les gêner...".

 

Wahis écrivait à Vaneetvelde la même année :" La région où je me trouve [les Falls] pourrait s’appeler le pays des horreurs…Je vous signale quelques agents qui ont été condamnés, mais d’autres ont la réputation d’avoir tué des masses de gens pour des raisons petites. On dit que M.Rom [Léon] qui pour la presse belge est aussi un héros, avait aux Falls un parterre de fleurs, complètement entouré d’une bordure faite des crânes humains qu’il pouvait recueillir. Il avait une potence en permanence devant le poste !...".

 

 

 

Lisez les quelques passages d’une lettre écrite par Mgr Roelens au commandant d’Albertville (Mtowa-Urua) décrivant le résultat de cette collaboration entre les agents de l’EIC et leurs auxiliaires :"…les lettres que je reçois d’eux [des missionnaires de la région] ne parlent que de guerre et de pillages…l’auteur de ces désordres est un de vos soldats [l’auxiliaire Songoro] ..abuse de votre nom...pour piller le pays au risque de le soulever tout entier contre nous tous.

 

I.7.Le portage.

 

 

 

A partir de 1889 l’usage du portage s’accrût. Tous l’utilisaient, les agents de l’EIC, les missionnaires et les sociétés privées dont certains louaient les "services de transport" des agents de l’administration contre rémunération. Ce système était composé de recruteurs, des agents de l’état, mais aussi d’Africains.

 

Il s’agissait de forcer les villageois à remplir ces tâches de portage contre rémunération qui, selon l’état devait être la moins onéreuse possible. La prise d’otages, comme on peut le voir sur cette photo (©Anti-Slavery International), était le moyen coutumier utilisé pour le recrutement. Lisez ces quelques lignes écrites par Joseph Antoine, commissaire de district f.f, en 1893 : "Il est vrai, qu’afin d’assurer notre portage, nous amarrons des femmes dans les villages. Depuis mon arrivée à Lukungu, j’ai toujours vu agir de la sorte envers les capitas récalcitrants…Depuis près d’un an le capita de Mbanza Sanda n’a pas fourni de porteur et à M.Rommel, se rendant dans cette région, j’ai donné l’ordre d’agir énergiquement…La coutume d’amarrer des femmes pour obliger les capitas à se rendre à Matadi est tellement admise que jamais des conflits ne surgissent entre les gens des villages et mes recruteurs qui n’ont le plus souvent que deux soldats avec eux. Si ce moyen d’action, moyen démontré efficace par expérience, m’était retiré, je me verrais dans l’impossibilité d’assurer le recrutement des porteurs."

 

Voici l’avis du secrétaire général Liebrechts en 1896, concernant l’action de la force publique: "La force publique est bien exercée et impressionne suffisamment les indigènes pour qu’on ait plus à craindre d’arrêts dans les transports. Ceux-ci ont donné d’excellents résultats en juin: 8 000 porteurs sont montés dont 5 000 pour Léopoldville. Du 1er au 11 juin au-delà de 2 000 porteurs se sont présentés à Tumba".

 

 

 

Le roi Léopold II était bien conscient de ce recrutement forcé et des combats entre les troupes de l’état et des Congolais qui se rebellaient face à ces méthodes, comme l’attestent ces extraits d’une lettre de Wahis qui lui était adressée en janvier 1894 :

 

"... La région des Cataractes a été troublée, mais je pense que le calme sera partout rétabli sous peu et que cette crise contribuera même à relever le portage. Je devrai renforcer quelque peu les troupes de ce district; c’est indispensable pour rétablir l’autorité, éviter dans la mesure du possible les accidents, et assurer nos recrutements de porteurs. Toutes les hostilités seront réprimées d’une façon complète; il faut parfois pour obtenir ce résultat consacrer quelque temps aux opérations, mais c’est le seul moyen d’avoir le calme pendant une longue période." En 1895 il y avait environ 50 000 porteurs pour l’EIC.

 

I.8. Le caoutchouc.

 

 

 

 

 

Les récoltes de caoutchouc [extrait des lianes, comme on le voit sur cette photo(©Anti-Slavery International)] débutèrent à partir de 1893 et ce jusqu’en 1912. Le système consistait à la mise en place d’auxiliaires et de sentinelles, originaires de la région, dans les villages pour forcer les populations à récolter le caoutchouc. Ceux-ci étaient souvent la cible de représailles, de la part des villageois qui devaient récolter le latex et l’amener aux postes de l’état ou des sociétés, sous forme de boules voire de lanières. Certains villages en étaient exemptés mais devaient par contre assurer la sustentation de leurs bourreaux. Il régnait un véritable chaos dans certains districts comme celui du Kasaï où la famine et le trafic d’esclaves étaient à leur comble. De nombreuses femmes étaient prises en otages et mouraient parfois d’inanition comme cela était provoqué notamment par Matthys en 1899 dans le district Bangala.

 

La compagnie concessionnaire Abir faisait remplir pour chaque otage des formulaires stipulant le nom de l’otage, le lieu d’origine de celui-ci ainsi que la date. Un exemple de méthodes utilisées par l’agent d’état, le lieutenant de l’armée belge Léon Fievez dans l’Équateur en 1894 en réaction au refus de coopération de la part des Congolais : "Devant leur mauvaise volonté manifeste, je leur fais la guerre. Un exemple a suffi, cent têtes tranchées et depuis lors les vivres abondent dans la station. Mon but est en somme humanitaire. J’ai supprimé cent existences, mais cela permet à cinq cents autres de vivre".

 

La terreur du caoutchouc allait être spécialement sanglante dans la région du Lac Tumba (Equateur). Le même Fievez allait ensuite exiger des mains coupées comme preuve du nombre de cartouches utilisées. L’un de ses "exploits" allait être soulevé par le député belge Lorand à la Chambre après avoir été relaté dans le journal allemand Kolnische Zeitung: un jour, cet agent d’état compta plus de 1300 mains coupées….Dans le Times du 18 novembre 1895, un missionnaire protestant relatait les méthodes barbares de l’administration congolaise. Fievez comparut en octobre et novembre 1899 à Boma pour cas de violences à Bangala en 1898 et d’exécutions dans l’Ubangi en 1899. Il fut acquitté. (photo: missionnaires britanniques en compagnie d'hommes tenant les mains coupées de Bolenge et Lingomo, victimes des milices de l'Abir en 1904. ©Anti-Slavery International).

 

Le refus des Congolais de fournir le caoutchouc à l’état était sanctionné par des expéditions punitives causant morts et mutilations. A l’opposé, de temps à autres, des agents de l’EIC étaient condamnés. Cela a été le cas du sous-officier Durieux accusé d’avoir exécuté un homme et une femme liés ensemble. La sentence lui coûta une retenue de 2 mois de salaire. Il terminera capitaine de cette même force publique.

 

Voici des extraits des recommandations de Wahis, pour rappel gouverneur général de l’EIC,au commissaire de district Sarrazyn fin 1896 : " ….Quand la population n’exécute pas les engagements auxquels elle s’est soumise, ou qui lui ont été imposés, il faut commencer par obliger le chef à venir s’expliquer au poste le plus voisin commandé par un blanc. S’il refuse de se présenter, on doit tâcher de le prendre, lui et quelques indigènes importants du village; on les tient ensuite en captivité jusqu’à ce que les gens du village soient venus les réclamer en déclarant qu’ils exécuteront leurs engagements.

 

..Si une résistance par les armes se produisait au moment où une troupe entre dans un village pour procéder à une arrestation, le chef de cette troupe peut faire usage de la force dont il dispose, mais il doit toujours agir avec la plus grande modération…La troupe doit toujours être commandée par un officier ou un sous-officier [lisez un agent de l’EIC] quand il s’agit d’exécuter une opération de guerre et que l’on aura par conséquent à attaquer des populations...Je n’ai pas besoin de vous recommander en outre que nos agents doivent se surveiller le plus possible surtout là où ils sont en contact avec des missionnaires…"

 

Certaines sociétés privées comme l’Abir et la SAB utilisaient ces mêmes méthodes en employant de véritables milices pour exiger des populations la récolte du caoutchouc. Sur cette photo, Nsala, du district de Wala, regardant les membres coupés de sa fille Boali, victimes des milices de l'Abir (©Anti-Slavery International). Voici quelques lignes assez descriptives écrites par l’officier danois Knud Jespersen et qui concerne la période 1898-1899 qu’il passa à Bala-Londji : "…d’après les règles de l’époque, chaque cartouche manquante doit être justifiée par une main humaine. Il est vrai que beaucoup d’entre elles proviennent de cadavres de guerriers tombés au combat, mais il y a également des mains d’enfants, de femmes et de vieillards. Cela est prouvé par les invalides encore en vie…

 

...Il [il parle de lui a la 3ème personne] trouve des agglomérations presque totalement abandonnées. Les fugitifs se groupent à l’intérieur des forêts…les soldats et leurs aides les y poursuivent pour les massacrer…ce qui expliquent que les fugitifs pénètrent très profondément en forêt. Les soldats et leurs aides parviennent cependant à expédier des pirogues chargées de butin et de prisonniers adolescents et jeunes femmes, dans le but de les vendre ou de les faire travailler pour eux dans leurs villages d’origine…

 

…Le lendemain des ambassadeurs viennent se soumettre en promettant de travailler pour l’état. Jespersen leur rend alors les femmes et les enfants prisonniers, malgré les protestations violentes des soldats et contrairement à la pratique courante de cette époque [ils étaient souvent payés en femme ou en enfant]. En effet habituellement les indigènes ne travaillaient qu’en vue de la restitution de leurs femmes, une femme par hotte de caoutchouc…une expédition punitive contre le village de pêcheurs de Ventri pour n’avoir pas livré la quantité imposée de poissons…le sergent Fariala est envoyé avec 10 soldats pour punir les récalcitrants. L’attaque nocturne anéantit l’agglomération et le lendemain l’expédition rapporte une hotte de mains coupées…"

 

Plusieurs cas de révoltes et de résistances ont entravé le travail morbide de ces milices qui n’hésitaient pas à entreprendre des représailles insensées. Quelques extraits du journal du sous-officier Louis Leclercq en 1895 qui participa à des représailles dans l’Aruwimi suite à une révolte en novembre 1894: "10 avril : Six indigènes tués. Village livré aux flammes…La tête de la colonne est attaquée par un parti d’indigènes…deux morts et quatre blessés mortellement…17 avril : Parti avec 80 hommes pour le village Baourou. Une quinzaine de personnes tuées…25 avril: …Arrivée à Iteke.Brûlé le village ainsi que Yambi aval…..arrivée à Yambi amont…Brûlé le village.

 

26 avril : Arrivée à Llongo aval à 6H20.Brûlé le village et tué un indigéne.Arrivé à Llongo amont à 9H.Brûlé. Arrivé à Yambumba à 11H40.Je fais brûler le village…après quelques instants d’une fusillade bien nourrie, les indigènes prennent la fuite en laissant treize des leurs sur le terrain. Je fais mettre le feu aux cases. [Ensuite, il parle de villages incendiés les 27,28 et 29 avril]…1er juin : Attaque du poste de Mahonga [Bahanga ?] par les indigènes. Le poste a mis les noirs en fuite et leur a tué plus de 50 hommes. Les têtes des 18 principaux tués et le corps du grand chef d’Ilondo ont été apportés le lendemain par le chef du poste à Basoko. [note : fait suite le récit de nombreux villages incendiés, de nombreuses têtes coupées et donc de nombreux morts. Ces représailles prirent fin le 12 août].

 

Alphonse Jacques, ancien chef de la force antiesclavagiste belge sur le lac Tanganyika, sera nommé baron et général. Entre temps il dirigea la récolte du caoutchouc de 1895 à 1898 dans le district du Lac Léopold II. Il a sa statue sur la grand place de Diksmude en Belgique. Il est vrai qu’il se distingua pendant la première guerre mondiale. Georges Lorand lira à la Chambre le 28 février 1906 une des lettres écrites par Jacques à son chef de poste Leyder Mathieu :

 

"Monsieur le chef de poste,

 

…Ces gens d’Inongo…..sont venus couper les lianes à caoutchouc à Ibali [note : les lianes ne devaient pas être coupées mais incisées]. Nous devons taper sur eux jusqu’à soumission absolue ou extinction complète…Prévenez encore une toute dernière fois les gens d’Inongo et mettez au plus tôt votre projet à exécution de les accompagner dans le bois, ou bien rendez-vous au village avec une bonne trique. Au premier chimbèque adressez-vous au propriétaire: Voilà un panier tu vas le remplir de caoutchouc. Allez, file dans le bois et tout de suite, et si dans 8 jours tu n’es pas revenu avec 5 kg, je flambe ton chimbèque ! et vous flambez,-comme vous l’avez promis. La trique servira à chasser dans les bois ceux qui ne veulent pas quitter le village. En brûlant [les cases] une à une , je crois que vous ne serez pas obligé d’aller jusqu’au bout avant d’être obéi.

 

 

 

PS: Prévenez-les que s’ils coupent encore une liane, je les exterminerai tous jusqu’au dernier."

 

Leyder Mathieu fut jugé à Boma suite au meurtre d’un Congolais qui fera grand bruit dans la presse internationale avec pour résultat la mise en branle du système judiciaire de l’EIC et la condamnation de ce dernier à plusieurs années de prison au Congo. Il sera également révoqué.

 

En 1899, Léopold II eut à deux reprises quelques sentiments furtifs de désapprobation face aux nombreux actes barbares perpétrés à l’encontre des Congolais en priant par l’entremise de Liebrechts le gouverneur général de l’EIC de faire respecter la loi et les règlements. Quelques poursuites tapageuses engagées par l’état à l’encontre de certains de ses fonctionnaires étaient organisées en réponse aux attaques de certains milieux en Europe qui s’indignaient des divers témoignages de violences perpétrées à l’encontre des Africains.

 

 I.9.La chicotte.

 

En ce qui concerne la peine de la chicotte (ou fimbo) qui était appliqué en cas "d’atteinte au règlement", sa première apparition dans les textes officiels remonte à 1888 et autorisait 100 coups dont 50 par séance. Ce supplice pouvait bien entendu être mortel. La chicotte était un fouet dont les coups, appliqués sur les fesses, pouvaient les déchirer. Au fil des années, la limite maximale du nombre de coups pouvant être infligés diminua progressivement. Elle fut abolie en 1959, dix mois avant l’indépendance du Congo.

 

I.10. Le chemin de fer

 

La Compagnie du Chemin de Fer du Congo allait entreprendre à partir de 1890 la construction d’une ligne de chemin de fer Matadi-Kinshasa . Cette entreprise prit fin en 1898 et fut un réel enfer pour des milliers d’Africains, provenant d’Afrique de l’Ouest principalement, ainsi que pour des Chinois. Un grand nombre d’entre eux y perdit la vie.

 

En juin 1895, le gouvernement belge, dirigé alors par de Smet de Nayer, accordait à la compagnie un prêt de 5 000 000 de francs tandis que l’année suivante le parlement approuvera une convention entre les 2 parties qui permettra le financement des travaux restants pour atteindre Kinshasa. Parallèlement à ce soutien du gouvernement à l’entreprise congolaise, allaient naître en Belgique des voix politiques s’y opposant, notamment de la part des députés Lorand et Vandervelde.

 

 

 

Quelques extraits d’un discours de Lorand en mai 1896 à la Chambre, faisant suite à l’adoption de la convention : "Grâce à la piperie des mots on l’a appelé chemin de fer. En réalité, il ne fut jamais qu’un tout petit tramway. En effet il a un écartement de 75 centimètres…Voilà le fameux chemin de fer qui a englouti 40 millions !…Veuillez croire que vous servez beaucoup plus mal que nous la monarchie par vos incessantes demandes d’argent au profit du Congo et par toutes les manoeuvres auxquelles on a eu recours dans cette affaire : car on a trompé le pays et le pays le sait ...Si l’on veut reprendre le Congo, qu’on le dise franchement et tout de suite…Le rôle de vrai civilisateur serait, tout en appropriant l’Afrique à l’exploitation économique des blancs, de protéger les populations noires, de les initier peu à peu à ce qu’il y a de bon dans notre civilisation et surtout de les sauver de la destruction et de l’exploitation qui ont déshonoré toutes les colonisations européennes en pays sauvage…La politique coloniale, c’est selon moi du tape à l’oeil…Je mets au défi qui que ce soit de prouver que cette politique est une chose utile aux pays qui la pratiquent…"

 

La construction du "tramway" allait pourtant graduellement supprimer le portage au Bas-Congo, principal "système de transport" de l’époque, hormis les quelques chaloupes déjà mises en service sur les sections navigables du fleuve en direction du Stanley Pool. Il s’avèrera que cette compagnie allait être extrêmement bénéficiaire pour ces actionnaires. En 1920 des travaux d’aménagement de cette voie ferroviaire furent nécessaires. De 1923 à 1931, cette reconstruction allait utiliser plusieurs dizaines de milliers de forçats, originaires du Congo, parmi lesquels 7 000 moururent.

 

I.11. La mortalité.

 

Quant au caoutchouc, il rapporta annuellement entre 1900 et 1908, la somme de 25 millions de francs principalement à l’état et donc au roi. Pour ces millions de francs et la conquête du Congo, le régime colonial "Léopoldien" a entraîné la mort de centaines de milliers voire de millions de Congolais. Le "mouvement civilisateur" mis en place par le roi des belges avait frappé fort. Jan Vansina, professeur émérite d’Histoire et d’Anthropologie à l’Université du Wisconsin, estime que la population du Congo a diminué de moitié entre 1880 et 1920. En 1924, la population du Congo était estimée à 10 millions d’habitants. 

 

Les causes de cette mortalité sont la famine (lors des défections et des fuites, lors des emprisonnements prolongés, lors des déportations, dans les camps et les colonies…); l’épuisement dû aux mauvaises conditions de travail; les incarcérations; les guerres et les massacres; les effets de l’environnement (sur les populations amenées à fuir les villages) les accidents (construction du chemin de fer); les conditions sanitaires précaires dans les camps lors des déportations; et bien entendu les maladies comme la variole, les dysenteries et la maladie du sommeil.

 

A ce propos, il est bien établi qu’outre la variole, maladie contre laquelle la production locale d’un vaccin a débuté à partir de 1895, la maladie du sommeil a fait de terribles ravages. Apparemment, de nombreuses épidémies de Trypanosomiase, l’agent de la maladie du sommeil, ont éclaté dans diverses régions du bassin du fleuve Congo dans les années 1890. Elles peuvent être attribuées aux mouvements de population engendrés par la machine coloniale. P.G.Janssens, Professeur émérite de l’Université de Gand et spécialiste de la Trypanosomiase africaine écrivait que: "…Il semble dès lors logique d’admettre la présence sur les territoires de l’EIC, du Congo français et de l’Angola, d’un certain nombre de foyers permanents[de Trypanosomiase] qui ont été réactivés par les changements brutaux des conditions et modes de vie ancestraux qui ont accompagné l’occupation accélérée des territoires…Celles-ci [les régions touchées] ont connu une morbidité et une mortalité effarantes, des villages entiers ont été décimés, la maladie du sommeil a connu une impressionnante extension. Quoiqu’il en soit, l’EIC a laissé au Congo belge et au Zaïre un problème médico-social majeur…"

 

 

 

I.12. La propagande.

 

Sept des victimes de la terreur au Congo reposent en Belgique le long d’une des façades de l’église de Tervuren. Elles furent la conséquence de la représentation d’un véritable zoo humain dont les pays coloniaux étaient friands. En 1897, l’exposition du Congo, organisée dans le cadre de l’exposition internationale au Cinquantenaire à Bruxelles, montrait au Palais des colonies, situé au bout de l’avenue de Tervuren et construit pour l’occasion, trois villages congolais.

 

Cette véritable attraction "relevée" par la présence de 267 Congolais attira plus d’un million de visiteurs qui s’émerveillèrent devant ces "sauvages civilisés" grâce à l’oeuvre du rédempteur de l’Afrique, comme A.Thys avait appelé le roi. Le commerce et l’industrie belge y organisèrent un banquet en l’honneur de l’EIC. Peu après, Vaneetvelde fut fait baron.

 

La propagande autour de l’EIC était bien sûr assurée par le roi et ses acolytes, par l’entremise de parutions, de discours , mais également par beaucoup d’autres qui servaient sa cause. En Belgique, comme à l’étranger. En 1897, le gouvernement britannique fit publier un rapport en faveur de l’EIC. D’autre part, le roi accorda des concessions au Congo notamment au groupe Guggenheim et à J.D.Rockefeller.

 

Certains journaux belges étaient achetés. Le plus digne représentant de la propagande royale était l’Étoile Belge. Par contre, Félicien Cattier, avocat, professeur à l’Université Libre de Bruxelles, fit paraître Droit et Administration de l’État Indépendant du Congo en 1898, dans lequel il admire l’édifice juridique de l’EIC, mais souligne aussi ses failles concernant l’insuffisance de statut des fonctionnaires de l’état, le danger de l’organisation du système ainsi que l’absence de réglementation de l’impôt pouvant conduire à tous les excès. Il intervint également dans la presse belge par l’entremise du journal Le Petit Bleu en 1899, en vue de dénoncer les abus du système.

 

I.13. Les réactions dans le monde.

 

En 1899, Reuter diffusait l’interview de Frank Andrew ex-fonctionnaire de l’EIC, qui dénonçait l’état de guerre régnant au Congo. Celle-ci sera publiée dans certains journaux britanniques dont le Times. A l’étranger, plusieurs personnalités se sont particulièrement dressées contre le régime mis en place par le roi au Congo. Il s’agit de George W.Williams , Edmund Dene Morel et Roger Casement .

 

Le premier, américain, après un voyage de plusieurs mois au Congo écrivit notamment une lettre de 16 pages au roi en 1890. Celle-ci dénonçait, de même qu’un rapport adressé au président des Etats-Unis, le système et ses abus. De larges extraits parurent en Angleterre, aux Etats-Unis, en Suisse, en Allemagne, en France et en Belgique.

 

ED Morel, anglais, ayant été au service de la compagnie maritime de Liverpool "Elder Dempster" qui détenait le monopole de transport de l’importation ainsi que de l’exportation de l’état du Congo, mena une campagne sans relâche à partir de 1901 contre le roi et l’EIC via la rédaction de livres, de discours et de divers articles. 

 

Ses sources d’informations furent des fonctionnaires de l’état du Congo, des missionnaires ainsi que des documents. Il avait des alliés au Parlement britannique, au sein des organisations humanitaires comme l’Aborigines Protection Society. L’action menée par Morel et ses partisans politiciens allait conduire le Foreign Office à demander un rapport sur la situation dans l’EIC. Il fut réalisé par le consul britannique au Congo : R.Casement. Ce rapport parut début 1904, mais fut modifié par le Forein Office qui supprima tous les noms en laissant uniquement les initiales.

 

Peu de temps après, les deux fervents opposants au régime Léopoldien au Congo se rencontrèrent. Morel fonda la Congo Reform Association (CRA). Il allait faire pression sur les gouvernements belge, britannique et américain, notamment par l’intermédiaire de la presse dont le Times pour lequel il écrivait. Le but de Morel était que Léopold II abandonne le Congo.

 

En 1906 éclata aux États-Unis un scandale provoqué par la corruption du républicain Kowalsky par le roi Léopold II. Ce fait allait précipiter le vote d’une résolution demandant une enquête internationale sur le Congo. Quelques mois auparavant, le roi avait lui-même créé sa commission d’enquête en vue de démentir les propos des diverses attaques dont lui et son entreprise coloniale faisaient l’objet de toutes parts. Celle-ci était composée de 3 magistrats : un Suisse, un Italien et un Belge.

 

Ils allaient pendant trois mois écumer le Congo afin de mener cette enquête et de recueillir des témoignages. Ils en revinrent épouvantés. Ils rédigèrent un rapport qui fut publié le 4 novembre 1905. La vieille de sa parution, Léopold II envoya un faux document aux principaux journaux britanniques. L’Associated Press fit suivre ce faux aux Etats-Unis. Ce texte transformait les propos des trois magistrats et paraissait dans des journaux britanniques et américains.

 

Mais ce tour de passe-passe ne pouvait rien changer aux propos défavorables de la commission. Par contre, pas de traces des témoignages des Africains qu’avait recueillis la commission. On peut malgré tout les trouver dans les archives de l’état belge, à Bruxelles. Ils sont à la disposition du public depuis 1980.

 

En voici quelques extraits: Témoin: Llange Kunda de M’Bongo : "J’ai connu Malu-Malu[Charles Massart]. Il était très mauvais; il nous forçait à apporter du caoutchouc. Un jour, je l’ai de mes yeux vu tué un indigène nommé Bongiyangwa, uniquement parce que, parmi les 50 paniers de caoutchouc qu’on avait apportés, il s’en trouvait un qui n’était pas suffisamment rempli. Malu-Malu a ordonné au soldat Tshumpade de saisir l’indigène qui était en défaut et de l’attacher à un palmier. Il y avait 3 liens, un a la hauteur des genoux, un second à la hauteur du ventre, et le troisième qui enserrait les bras. Malu-Malu avait sa cartouchière à la ceinture; il a pris son fusil, a tiré d’une distance d’environ vingt mètres, et d’une seule cartouche il a tué Bongiyangwa. La balle a frappé l’indigène en pleine poitrine, au milieu du sternum, et est sortie par le dos: j’ai vu la blessure. Le malheureux a poussé un cri et est mort. Témoin : M’Putila de Yembe: "Comme vous le voyez, j’ai la main droite coupée. C’est Boula Matari qui m’a mutilé ainsi. Quand j’étais tout petit, les soldats sont venus faire la guerre dans mon village à cause du caoutchouc. Ils ont tiré des coups de fusils et comme je fuyais, une balle m’a rasé la nuque et m’a fait la blessure dont vous voyez encore la cicatrice.

 

Je suis tombé et j’ai fait semblant d’être mort. Un soldat à l’aide d’un couteau m’a coupé la main droite et l’a emportée. J’ai vu qu’il était porteur d’autres mains coupées. Le même jour, mon père et ma mère ont été tués, et je sais qu’ils ont eu les mains coupées."

 

I.14. La reprise.

 

Grâce notamment au travail de Morel et de la CRA et de la pression des gouvernements britanniques et américains, des négociations entre le gouvernement belge et le roi Léopold II s’organisa en 1907 pour la reprise du territoire du Congo. Le 20 août 1908, la Chambre des Représentants approuva la Charte Coloniale et le traité de reprise du Congo qui seront entérinés au Sénat en septembre et sanctionnés par le roi en octobre.

 

Le 15 novembre 1908, l’EIC devint le Congo belge. Renkin était nommé Ministre des Colonies. Le montant de la reprise du Congo par la Belgique s’élevait à 95,5 millions dont 50 à la charge du Congo et 45,5 millions à la charge de la Belgique. Ce dernier fonds était prévu pour l’achèvement des travaux entrepris par le roi dont des transformations au Château de Laeken et des travaux au Heysel, sur la route de Meise, au palais de Bruxelles,etc….Le fonds, à la charge du Congo, de 50 millions, était à verser en 15 annuités au roi ou à ses successeurs et destiné à diverses rentes (notamment pour le prince Albert), à des subventions aux missionnaires de Scheut, et à l’entretien des serres de Laeken et du musée colonial de Tervuren. Cette dernière somme fut "attribuée au roi en témoignage de gratitude pour ses grands sacrifices en faveur du Congo créé par lui ".

 

Le député socialiste E.Vandervelde partit au Congo en juillet 1908. Il écrivit un livre au sujet de ce voyage intitulé Les Derniers Jours de l’Etat du Congo dont voici quelques extraits : "Tout d’abord on peut dire que, pratiquement, il n’y a pas d’écoles au Congo..En second lieu, l’insuffisance flagrante du service médical et hospitalier est un fait qui n’est contesté par personne…Les hôpitaux pour noirs sont, à quelques exceptions près, défectueux et insuffisants…A Matadi l’hôpital de la Compagnie du Chemin de Fer est tout battant neuf. Il a coûté 80 000 francs. L’hôpital de l’état est l’ancien hôpital de la Compagnie. C’est une baraque en bois…se trouvant dans un état de délabrement que je n’hésite pas à qualifier de scandaleuxCet état de chose fait monter la colère à la gorge, quand on songe que le roi, avec les millions dépensés pour l’Arcade du Cinquantenaire ou l’embellissement de son palais de Laeken aurait pu créer des hôpitaux à 80 000 francs chaque-dans tous les postes importants du Congo !"

 

Léopold II mourut en 1909. Il possédait entre autre des dizaines de propriétés immobilières à Bruxelles, l’équivalent de plusieurs dizaines de millions dans une fondation en Allemagne, des propriétés sur la Côte d’Azur. L’état belge récupéra la majeure partie de ces fonds, contrairement au Congo.

 

En 1909, le prince Albert se rendait au Congo (ce que son oncle n’avait jamais fait) pour se rendre compte lui-même de la situation. Il nota plusieurs points comme le portage excessif, le travail forcé, l’impôt élevé, des malades enchaînés, le système infernal du caoutchouc, l’absence de systèmes médico-sanitaires pour les Africains. Néanmoins, lors de son serment constitutionnel du 23 décembre 1909, il fit l’éloge de l’oeuvre coloniale de son oncle. 

 

Le député Vandervelde complimentait ED.Morel à la Chambre en 1910 lors du débat sur le plan de réformes à apporter au Congo. La réaction de Renkin : "…Je n’ai jamais fait ni à Morel ni à la CRA l’honneur de discuter leurs allégations…La CRA et M.Morel ont dirigé contre le roi Léopold II…mais aussi contre la Belgique, contre les Belges, contre le gouvernement belge, une campagne de dénigrement et de calomnie qui s’est prolongée pendant toute l’année 1909…Je défends la dignité de mon pays." Le ton pour la poursuite des événements était donné. L’effondrement des cours du caoutchouc sauvage sur le marché mondial mit fin à sa récolte et aux atrocités qui y étaient liées. Mais le travail forcé mit en place pour sa récolte continua sous des formes différentes. Un lourd impôt sur la personne physique des Congolais fut instauré. Des drames humains allaient se jouer dans les mines ainsi que lors de la reconstruction du chemin de fer. Le gouvernement belge ne se révèlerait pas être meilleur philanthrope que son défunt roi.

 

 

 

 Seconde partie :

 

 

 

Travail forcé pour le cuivre du Katanga.

 

 

 

L’article 3 de la Charte Coloniale du 18 octobre 1908 prescrivait que: "Nul ne peut être contraint de travailler pour le compte et au profit de sociétés ou de particuliers".

 

 

 

La Compagnie du Chemin de Fer du Katanga (CFK) fut créée en 1902 par Robert Williams en partenariat avec l’Etat Indépendant du Congo. Cet homme d’affaires écossais était également le fondateur de l’Union Minière (UM) qui entama l’exploitation de la province par la création de l’Étoile du Congo, première mine du Cuivre au Katanga, la mine de Kambove et la fonderie d’Elisabethville. En 1909, la Colonie du Congo Belge (CCB) devenait le principal actionnaire de la CFK par l’intermédiaire de la Compagnie du Chemin de Fer du Bas-Congo au Katanga (BCK) qui avait été constituée en partie par la Société Générale de Belgique (SG) en 1906; SG qui était également co-propriétaire de l’UM, pour complètement la contrôler en 1921.

 

Pour faire face aux besoins pressants de main d’oeuvre, le ministre de la colonie Jules Renkin, en collaboration avec les dirigeants de l’UM, créa la Bourse du Travail du Katanga (BTK) en 1910, qui était en fait un bureau de recrutement dont les actionnaires initiaux étaient la CFK et l’UM. D’autres entreprises et colons pouvaient également s’affilier à cette société.

 

Société voulue privée, la BTK n’en était pas tout à fait une, vu la participation financière de la CCB au capital de la BCK et donc de la CFK. De fait, cet organisme allait se révéler être le principal pourvoyeur en main-d’oeuvre de l’administration et de toutes les entreprises de la province. La bourse assurait, par l’intermédiaire d’agents, le recrutement de travailleurs et les sociétés affiliées devaient lui verser des taxes par homme fourni.

 

Au début de la création de la bourse, les résultats étaient peu encourageants. Cela ne manqua pas d’alarmer les dirigeants de l’UM dont son directeur général, Eugène Halewyck se demandait en 1910 : "comment pourrions-nous réussir dans nos recrutements sans l’aide des gouvernants dans un pays où les effets d’une concurrence déloyale [entendez par là des salaires plus élevés] entre petits employeurs de main d’oeuvre noire se sont déjà malheureusement trop fait sentir et ont déjà trop influencé et flatté le caractère paresseux du nègre ?"

 

De la sorte, le ministre Renkin allait faire savoir à Wangermée, gouverneur du Katanga, en février 1911 que "le gouvernement doit prêter assistance à l’institution [la bourse] sans intervenir dans son fonctionnement intérieur". Renkin poursuivit en faisant valoir que toutefois la colonie avait le pouvoir de contrôler son action. Le terme de société privée était donc largement biaisé puisqu’en juin 1914, Emile Francqui [dont les "exploits" du temps de l’état indépendant du Congo (EIC) furent soulignés dans la première partie], président du conseil d’administration de la BTK à Bruxelles, écrivit à Debauw, alors directeur de la BTK au Congo, que "la direction de la bourse est aujourd’hui entièrement entre les mains du gouvernement local d’Elisabethville".

 

Dans un premier temps, 5 zones de recrutement furent prévues : Kavalo, lac Moero, Lulua, Bunkeya ainsi que Bukama-Mutombo-Mukulu. Chacune de ces zones avait un chef-recruteur de la bourse à sa tête qui travaillait en collaboration avec les autorités territoriales. Dès la fin de 1913, cette collaboration prenait la forme de comités. A partir de 1918, l’administration intervenait directement dans le recrutement de la main-d’oeuvre par la création de commissions et de sous-commissions.

 

Voici un extrait d’une réunion d’un des comités de recrutement à Kiambi (district Tanganyika-Moero) en 1914: "Les indigènes de ce territoire, comme partout étant rétifs à tout travail et n’engageant que très rarement leurs services de par leur propre volonté, il s’avère qu’ils ne s’y résignent que traqués par l’obligation de payer l’impôt.[ En 1911, Emile Wangermée fixait les taux du premier impôt en argent à verser par tout Africain, mâle, adulte et valide. Celui-ci s’élevait en moyenne pour cette année-là à 10 F. Le non-payement de cet impôt entraînait soit l’emprisonnement et la peine de la chicotte soit le travail dans les mines] Cette situation a été apparente dans la région d’Ankoro, où en ces derniers temps le recrutement fut assez important. Il est donc préférable que l’agent de la bourse opère là où le collecteur [l’agent territorial] perçoit l’impôt".

 

Voici les réflexions en avril 1914 de Jean Savatte, un recruteur : "J’ai pu trouver les porteurs qu’il fallait…Quant aux travailleurs le résultat est toujours nul. Ce n’est pas une perception d’impôts, sans moyen pratique d’en exiger le paiement, qui fera changer quoi que ce soit…Les chefs n’ont aucune autorité…j’ai trouvé tous les hommes valides partis…Si l’on veut obtenir un résultat, des mesures radicales s’imposent pour soumettre la région".

 

C’est ainsi que pour aider les recruteurs dans leurs tâches, la force publique pouvait, dixit Léon Moser, agent de la bourse, épouvanter l’indigène. Le moyen courant de recrutement était, comme c’était déjà le cas pour la récolte du caoutchouc, de passer par des auxiliaires congolais qui percevaient des primes tout comme de leur côté les agents territoriaux recevaient des allocations de la bourse. Les contrats des recrutés étaient "visés" par les territoriaux, ceux-la même qui percevaient des allocations pour le recrutement. Ce visa prétendait que le recruté avait souscrit volontairement au contrat. Pour les raisons évoquées ci-dessus, nous pouvons sans aucun doute considérer que ces recrutés étaient de véritables forçats, même s’ils percevaient un petit salaire (10 à 15 F/mois en 1913), dont la moitié du versement, selon une clause de 1912, était différée à la fin du terme qui était de 3 ans à cette époque.

 

Voici quelques extraits d’une lettre de Wangermée au ministre Renkin : " Si les engagements à longue durée…procurent à l’affilié certains avantages pécuniaires, ceux-ci ne constituent qu’une faible compensation des pertes occasionnées par les désertions ou le décès des engagés [la bourse refusant de rembourser quoi que ce soit des taxes perçues aux compagnies affiliées]. Le taux élevé de la mortalité parmi les engagés de 3 ans [ces derniers temps est] dû autant aux privations subies au cours d’un long voyage effectué [parfois 800 km] pendant la mauvaise saison, qu’au changement de climat [la température pouvant descendre dans le Haut-Katanga jusqu’à zéro degré en juin-juillet] et de nourriture". Ces forçats étaient donc littéralement déportés sur de longues distances. Parallèlement à ces déportations "internes", de 1911 à 1921, la Compagnie R.Williams&Co importait au Katanga de 44 000 hommes originaires de Rhodésie, mais aussi d’Angola, et ce principalement pour l’UM.

 

Quelques passages du rapport d’Antoine Sohier, procureur du roi f.f, rédigé en décembre 1916, à la demande de Rutten, sur la situation à Kambove[une des mines de l’UM] : "…Les travailleurs appartiennent à 3 classes principales : les Rhodésiens enregistrés, les recrutés de la bourse, les volontaires. On appelle volontaires (350 actuellement à Kambove [sur 1560]) ceux qui viennent s’engager directement à la mine, sans passer par un organisme de recrutement. Chaque classe a ses déserteurs…Au camp une véritable police est organisée et les infractions sont punies de chicotte…Selon l’habitude c’est par l’intermédiaire du chef que le recruteur opère généralement. Tous sont d’accords pour dire qu’avant leur arrivée à Elisabethville, ils ignoraient totalement à quoi ils s’engageaient. Le visa de contrat serait un simple appel de nom…Les volontaires sont de loin les meilleurs…ils coûtent moins [pas de taxe à verser à la bourse] et rendent plus."

 

En 1916, Polidori, chef du service médical du Katanga, visitait la mine de l’UM, " l’Étoile du Congo", regroupant environ 1 500 travailleurs africains à cette époque : "Dans le soi-disant hôpital des noirs, j’ai trouvé environ 250 malades dont 50�u moins étaient gravement atteints avec une moyenne de 2 décès par jour...appelé hôpital mais qui n’a d’hôpital que le nom.

 

…On a de suite l’impression que l’administration n’attache pas beaucoup d’intérêt à la santé…à l’exception des lits en bois et toile on ne voit pas le moindre meuble ou ustensile. Le tout est extrêmement primitif et misérable…pas le moindre aménagement qui permette de soigner...les nombreux malades...ces malades ne sont pas dans un hôpital mais dans un abri quelconque…Il existe en tout 28 lits et les malades sont 250……ceux d’entre eux qui peuvent marcher préfèrent rester à l’extérieur à la belle étoile…Ainsi ceux qui sont atteints uniquement de la tick-fever risquent de contracter l’influenza ou la pneumonie, leur organisme affaibli se trouvant dans un état de grande réceptivité. Cela explique, en grande partie, à mon avis, le pourcentage élevé des décès. Les décès parmi les travailleurs indigènes employés à l’étoile en octobre ont été de 52 sur 1501 travailleurs…Dans l’intérêt même de l’UM, il s’agirait d’envisager…à améliorer la situation…"

 

En 1917, le ministre Renkin chargea Martin Rutten, futur gouverneur du Katanga et futur gouverneur général du Congo, d’une mission d’inspection des populations du Katanga. Voici des extraits de son rapport. Au sujet des travailleurs de l’UM : "…il est impossible de ne pas être frappé par l’énorme consommation de vies humaines faite dans la région industrielle du Katanga, et surtout par le plus grand employeur de main d’oeuvre indigène, c’est à dire l’Union Minière …Pour bien se rendre compte du caractère excessif du taux de mortalité il faut considérer qu’il s’agit d’hommes adultes…sans infirmités apparentes. Avant d’arriver sur les chantiers, les hommes de la bourse ont été soumis au moins à un examen médical et les insuffisants ont été éliminés …

 

[il cite ensuite des chiffres comparant les taux de mortalité, les désertions et les réformés qui sont plus élevés à l’UM par rapport à la CFK] …Les réformés sont le plus souvent des malades convalescents mais très affaiblis…On a vu des gens déserter parce qu’ils étaient malades…Le taux de mortalité des statistiques est un minimum [ne tenant pas compte des décès parmi les déserteurs]…

 

…Le devoir du gouvernement d’intervenir au besoin par les moyens les plus énergiques est d’autant plus impérieux, que directement ou indirectement, il contribue à amener à l’UM la main d’oeuvre qu’elle utilise de cette manière. Il y contribue directement quand il donne l’ordre aux fonctionnaires territoriaux, aux chefs indigènes de favoriser le recrutement de la bourse. Il y contribue indirectement, quand il fait percevoir un impôt élevé dans un territoire, où il est impossible aux indigènes de le payer sans aller chercher du travail aux mines…

 

…Faut-il s’étonner si les chefs indigènes au lieu de livrer les déserteurs à l’autorité, mettent tous leurs soins à bien les cacher. Quel est le chef qui oserait renvoyer X à la Lubumbashi où plusieurs de ses compagnons sont enterrés ? L’autorité des chefs est surtout basée sur le consentement unanime de leurs sujets : ils doivent vivre avec eux et leur vie deviendrait impossible si dans des cas semblables ils prenaient partie pour l’autorité européenne. Tous ces indigènes qui meurent, désertent, ou reviennent chez eux réformés ou abîmés, ont des parents, des femmes, des amis ; ils font partie d’un groupe social étroitement unie…

 

…La présence dans le pays de nombreux déserteurs, soucieux avant tout d’éviter tout contact avec le blanc, contribue à la désagrégation des chefferies. Ces gens forment à l’écart de petits villages et pour les raisons que j’ai indiquées, le chef ne peut ou ne veut rien faire contre eux… [il écrit ensuite, qu’il a reçu étonnamment très peu de doléances de la part des Congolais durant cette visite d’inspection. Mais, se dit-il, pourquoi se plaindraient-ils à un fonctionnaire du gouvernement alors que] le gouvernement vient lui-même de faire lever de force de nombreux porteurs pour le Banganka [la campagne belge en Afrique Orientale allemande] d’où des centaines des nôtres partis depuis 3 ans ne sont pas revenus "

 

[Durant les 3 premiers mois de 1917, 10 000 porteurs furent réquisitionnés au district Tanganyika -Moero, principalement pour les besoins du portage militaire, qui fut particulièrement meurtrier, dans le cadre de la campagne militaire de la force publique au Rwanda et au Burundi, alors colonies allemandes] .

 

Jusqu’en 1920, environ 6 000 hommes trouvèrent la mort, dans les seuls camps de l’Union Minière. Sans oublier ceux qui mouraient durant leurs déportations, parmi les milliers de déserteurs, voire parmi les réformés. La colonie nommait les réformés, les déserteurs et les morts des déchets. Les causes de ces taux de mortalité et de morbidité élevés étaient dues aux conditions de travail particulièrement éprouvantes, à l’environnement sanitaire déplorable entraînant des épidémies ainsi qu’aux accidents de travail. Un taux élevé de désertions s’expliquait également, en plus des raisons citées plus haut, par des rations alimentaires insuffisantes, la brutalité, les injures et la peine de la chicotte, la promiscuité et des salaires de misère, qui de plus, pouvaient ne pas être versés.

 

En 1916,Trudon Straven, administrateur territorial de Sampwe, accusé de négligence, quant à sa mission de ramener des déserteurs, retorquait que son territoire [malgré ses demandes réitérées et celles de ses prédécesseurs] "ne possède aucun instrument pour enchaîner les noirs prisonniers, ni chaînes, ni carcans, ni serrures de sûreté et que chaque fois qu’il faut les transférer, je suis forcé de les amarrer avec de la corde indigène facile à couper aux dents ou au couteau"

 

En 1920, le Ministère des Colonies publiait le Rapport sur l’Hygiène des travailleurs noirs rédigé par le Dr Boigelot alors responsable du service d’hygiène industrielle. Ce rapport avait été à la base d’une ordonnance portant sur la protection des travailleurs africains. Cet acte législatif fut combattu par les industriels qui eurent gain de cause auprès du ministre. Les obligations des employeurs se révélaient être nettement moindres dans l’ordonnance promulguée en février 1922 par rapport à celle inspirée par Boigelot, qui abandonnait sa carrière congolaise sans que le vice-gouverneur général Rutten, pourtant sensibilisé à la condition des Congolais [cf son rapport de 1917], ne fisse rien pour qu’il conserve son poste.

 

Pendant ce temps-là, en juillet 1919, Jean Jadot annonça que l’Union Minière avait produit pendant toute la période de la première guerre mondiale 85 000 tonnes de cuivre et réalisait un bénéfice de 37,5 millions de francs dont 7,5 millions revenaient à la colonie.

 

Durant ces dix premières années d’existence, la BTK allait rassembler 50 000 travailleurs principalement pour l’UM, la CFK et la Colonie. Le 2 juin 1920 la question des recrutements par la BTK fut évoquée à la Chambre à Bruxelles par Paul Tschoffen : "Nous voulons attirer l’attention sur le danger dont sont menacés les indigènes par les façons de faire de certains recruteurs …pour les industries du Katanga…Il s’exerce actuellement une contrainte occulte mais intense dans l’embauchage des indigènes par contrats à long terme …Les mines vont demander des travailleurs jusque dans le Kasaï…Ce serait une faute grave de fixer le taux de l’impôt et de le percevoir de telle manière qu’il constitue une contrainte indirecte au travail…La population noire du Congo ne cesse de décroître avec rapidité…"

 

En 1921, le monopole du recrutement au Katanga n’appartenait toujours pas à la bourse, malgré les efforts en ce sens du ministre Renkin et de son successeur Louis Franck qui était un grand défenseur des gratifications allouées aux fonctionnaires et, tout comme Félicien Cattier 10 ans auparavant, partisan de l’importation de coolies chinois. De concert avec Maurice Lippens, gouverneur général de la Colonie du Congo Belge, le ministre Franck favorisait et soutenait les petites et les grandes entreprises pour favoriser et développer l’occupation du Congo.

 

En juin 1922, L.Franck rédigeait une circulaire qui allait dans ce sens: "Ce serait une erreur de penser –à plus forte raison de dire aux indigènes- qu’une fois l’impôt payé et leurs autres prestations légales effectuées, ils peuvent rester dans l’inaction. Dans aucun cas, et sous aucune forme, ce genre d’opinion ne peut être exprimé par nos magistrats ou fonctionnaires…L’autorité morale du magistrat ou de l’administrateur, la persuasion persévérante, les encouragements, les faveurs et, s’ils n’aboutissent pas, les marques de déplaisir, l’action des chefs, sont, aux mains d’agents expérimentés et respectés, des moyens puissants".

 

Les recruteurs des protagonistes de "l’oeuvre coloniale" s’arrachaient la force de travail congolaise. Le préfet apostolique du Haut-Katanga, Mgr J.de Hemptinne, se plaignait en 1922 de ce que sa mission de Kapolowe ne trouvait pas de la main d’oeuvre parce que le recruteur de la bourse, Delforge, avait réussi à capturer tous les mâles adultes de la région et que la mission n’avait pas les moyens de racheter à celle-ci le produit de ses chasses.

 

En 1923, Vandenboogaerde, commissaire de district du Tanganyika-Moero, demandait aux administrateurs territoriaux plus d’intransigeance dans les méthodes de recrutement. Il leur fit savoir que : "Votre intervention auprès des chefs ne peut se borner à de platoniques conseils ou même à des ordres formels non suivis de sanction en cas d’inexécution. Une fois le quota à recruter fixé d’accord avec le chef, il est nécessaire de tenir énergiquement la main à ce que ce nombre soit effectivement recruté. En cas de mauvais vouloir de la part du chef ou des indigènes, une grande rigueur dans l’application des lois et règlements [il cite articles et décrets] vous permettra de leur faire sentir que vous exigez absolument que chaque chefferie, dans la mesure de ses moyens, intervienne dans les recrutements de la main d’oeuvre. Le résultat de pareille politique qui est parfaitement légale n’est pas douteux…

 

..Je demande …de faire parvenir régulièrement une liste nominative, par chefferie, des déserteurs. Ceux-ci doivent être recherchés…Un administrateur territorial qui a de l’autorité sur les chefs…doit réussir à faire arrêter les déserteurs…[il demande ensuite aux administrateurs territoriaux de s’entraider]…pour décourager les désertions et les émigrations si nombreuses d’un territoire dans un autre…" [qui comme le signalait M.Rutten dans son rapport en 1917, concourent à la désagrégation des chefferies]

 

En 1922, et suite à une enquête judiciaire, Sohier décrivait le système du recrutement en vigueur dans la colonie belge : " …le recrutement à l’heure actuelle n’est pas libre. A mi-chemin entre le système de la liberté des engagements et celui de la contrainte légale, s’est établi un système intermédiaire: le recrutement d’office par voie d’autorité. Le contingent fixé par les commissions de la main d’oeuvre, comme étant celui que peut fournir un territoire, est considéré par les administrateurs comme un contingent obligatoire, et c’est littéralement par voie de réquisition qu’il est obtenu...

 

 Nous étions donc en présence de 2 antagonismes : d’une part la colonie qui prétendait assurer aux Congolais, via une charte, la liberté d’engagement. D’autre part la prospérité de cette même colonie impliquait l’utilisation d’une main d’oeuvre bon marché pour ne pas dire gratuite. Mais une troisième composante se faisait de plus en plus pressante : la dépopulation du Congo. Quelques exemples pour illustrer cette réalité : en 1919, le vice-gouverneur de la Province Orientale, A.Demeulemeester, fermait le district du Maniema au recrutement de la BTK. Début 1923, il demandait au gouverneur général que l’interdiction soit maintenue parce que c’était "d’elle que nous pouvons espérer que ce beau pays, qui a tant souffert, voie renaître sa population" ou Théodore Nève, abbé, qui en 1923, confiait à Vanleeuw, directeur de l’industrie, qu’ "il était triste d’y voir tous les villages [au Katanga] absolument vides au point de vue hommes adultes et valides, ne comptant plus que des femmes, des enfants et des vieillards" ou encore C. Kuck, sous-directeur de l’ Intérieur qui estimait en 1924 que "les recrutements ont amené la dépopulation et la dislocation de certains groupements" .

 

Cet état de fait amenait Albrecht Gohr, directeur général de l’Intérieur et ex-directeur de la justice de l’EIC, à déclarer en 1923 que : "…la seule question qui se pose est de savoir si on doit préférer satisfaire les intérêts immédiats des entreprises privées, au risque de sacrifier l’avenir de la race indigène du Congo et les intérêts futurs des entreprises européennes…Nous ne devons pas travailler uniquement pour le présent, sinon l’avenir placera les entreprises au Congo dans une situation beaucoup plus difficile qu’actuellement…"

 

Vanleeuw écrivait la même année que : "les recrutements ne doivent pas être poussés à l’extrême dans les villages, de façon à ne plus y laisser un homme valide, qu’en tout cas les hommes mariés ne devront être engagés, que pour du travail sur un chantier, assez près de leur village, pour leur permettre de retourner dans leur famille au moins tous les 15 jours…je proposerai une lettre collective à l’UM, au CFK et au CFL [la compagnie de chemin de fer des grands lacs], etc..., insistant sur la question du défaut des naissances dans les camps, en proposant de relever le pourcentage des femmes qu’on autorise les recruteurs à amener avec les hommes, de porter par exemple ce pourcentage de 15� 20 ou 25�

 

Le ministre des colonies L.Franck, par une lettre datée de décembre 1923, allait s’en tenir aux intérêts des entreprises pour négliger complètement la population congolaise, tout comme le gouverneur général Heenen qui préconisait des mesures spéciales à appliquer aux chefferies qui ne fournissait pas à la BTK "le contingent requis".

 

Alors que Carton de Tournay devint le nouveau ministre des colonies, en novembre 1924 une commission se réunissait pour étudier les problèmes de la main d’oeuvre et de la dépopulation causée par les recrutements intensifs. La commission rassemblait des directeurs d’entreprises, les gouverneurs des provinces, les hauts fonctionnaires du Ministère des Colonies, et bien d’autres personnalités. Elle fixa le pourcentage de la population pouvant être recruté pour le travail dans les entreprises à 10 �t pour le travail au village au profit des européens à 15 �tout en sachant très bien que dans certaines zones, tous les HAV (hommes adultes valides) étaient soumis aux cultures obligatoires. Cette limite de 10�e sera pas respectée, d’autant plus que cette même commission recommandait la propagande active de la part des administrateurs coloniaux auprès des populations pour travailler dans les entreprises européennes ainsi que la pratique interventionniste de l’état dans le recrutement pour les privés.

 

Le rapport de cette commission soulignait également que le devoir du colonisateur était de faire comprendre à l’Africain la notion de travail, essentiel à son épanouissement moral et matériel. Pas un mot par contre quant au système de contrainte et des moyens mis en oeuvre pour le recrutement. En 1924, la Commission de l’Esclavage de la Société des Nations à Genève qualifiait de travail forcé tout travail dans les entreprises privées, obtenu par pression indirecte ou morale exercée par les fonctionnaires coloniaux. La même année, la bourse rassemblait 8 368 réquisitionnaires au Katanga dont un gros pourcentage était toujours destiné à l’Union Minière, sur les chantiers de laquelle, plus d’un Africain mourait par jour.

 

Durant toutes ces années, des échanges de correspondance auront lieu entre les agents territoriaux, les gouverneurs, les grandes entreprises et le Ministère des Colonies quant aux méthodes de recrutement et le manque de main d’oeuvre. Des ordres, des contre-ordres, des ordonnances et des décrets fuseront pour tenter de masquer la réalité qu’était le travail forcé.

 

Lisez les commentaires d’Adolphe Desloovere, directeur de la bourse, écrits en avril 1925 : "Il résulte d’une conversation que nous avons eue avec M.le Procureur Général [Sohier],…, que l’intervention des chefs indigènes, telle qu’elle est pratiquée, ne constitue plus une pression morale exercée sur l’indigène, mais une véritable contrainte directe. Le procureur général déclare ne pouvoir admettre pareille intervention si notre législation ne la prévoit pas en termes bien précis. Notre législation devrait donc être modifiée complètement dans ce sens, en vue de la mettre en harmonie avec les faits et nécessités actuelles. Il ne faut pas se dissimuler que les engagements réellement volontaires deviennent de plus en plus rares, et si une contrainte directe ne peut être exercée sur l’indigène récalcitrant, le rendement des recrutements diminuera de plus en plus…."

 

D’autre part, ces séances de recrutement, même pratiquées par l’intermédiaire d’un chef autochtone, se passaient souvent de manière très violente, voire meurtrière. Le procureur général Sohier soulevait dans une lettre en 1925, le rôle ambivalent des fonctionnaires territoriaux chargés de fonctions judiciaires d’une part et du recrutement d’autre part, tout comme le cumul, dans la personne de Desloovere, des fonctions de la direction du service de l’industrie avec celle de la bourse alors que la première était censée contrôler la seconde au niveau du respect de la législation du travail.

 

La même année, lors d’une réunion de la commission provinciale sur la main d’oeuvre au Katanga, l’utilisation de la contrainte indirecte fut recommandée par l’assemblée. Celle-ci consistait à appliquer aux chefferies récalcitrantes aux recrutements, une imposition de travaux d’utilité publique, une majoration des contingents à lever pour la force publique et une majoration de l’impôt.

 

En ce qui concerne le charbonnage de Luena, voici quelques lignes écrites par le médecin de la colonie à Bukama pour le rapport médical du Katanga en 1925 : "Cinq mois après le passage du médecin en chef, j’ai signalé de nombreuses désertions de malades et de cachectiques qui venaient se réfugier soit au camp de la bourse, soit à l’hôpital. J’ai demandé qu'une enquête soit faite par un commissaire de police. Il me fut répondu d’Elisabethville que les affections dont les malades étaient atteints, avaient pu être contractées après la désertion de la mine. Comme moins de 30 km séparent Luena de Bukama, j’ai refusé un pareil échappatoire et en de telles conditions je n’ai plus cru devoir insister à nouveau. La mortalité est telle à Luena que la surveillance du médecin de l’hygiène devrait être constante." Ce même médecin dénoncera également dans le même rapport la persistance du portage dans le district de la Lulua et au Kasai alors que les véhicules motorisés apparurent sur les routes. Mais le coût financier de cette solution en avait décidé autrement.

 

L’année 1925 verra le ministre Carton insister sur la nécessité de l’interventionnisme de la part du personnel territorial à cause de "…la situation critique qui menace les industries du Katanga …dont la prospérité est appelée à influencer notablement celle de la colonie…et pas plus qu’auparavant, l’on ne doit oublier que la propension naturelle des indigènes à l’oisiveté exige, pour être surmontée, l’intervention de l’autorité." Toujours la même année, l’UM débutait des missions de recrutement au Rwanda-Burundi ainsi que dans le Maniema, région située au sud de la Province Orientale. Les deux années suivantes plus de dix mille hommes arrivaient de Rhodésie.

 

En 1926 et l’année suivante, Bureau, le gouverneur du Katanga, se servait du recrutement forcé, avec la bénédiction du ministre Jaspar, au nom de soi-disant travaux d’utilité publique. Les bénéficiaires de ce recrutement étaient, hormis l’état, les sociétés privées de chemins de fer. Un décret sur le recrutement forcé pour travaux d’utilité publique, avait été établi par les protagonistes de l’EIC en 1906 et repris par le Congo belge en 1909 pour la réalisation de grands travaux d’infrastructure.

 

Cette levée forcée de travailleurs, avait engendré à l’époque un tollé chez ED Morel et ses partisans, avec pour résultat que les autorités coloniales belges n’allaient plus utiliser ce système ouvertement. Bureau l’appliqua néanmoins au Katanga, et cette pratique persistera encore quelques années. Pour l’ "intérêt général de la colonie" et au risque d’être mis au ban de la Société des Nations, le recrutement forcé allait continuer à sévir, et ce, ouvertement, pendant de nombreuses années encore dans la colonie belge.

 

Voici ce que pense Jaspar en 1927 de la situation délicate de cette méthode de recrutement utilisant la persuasion :"S’il nous faut faire du recrutement forcé, je veux en prendre la responsabilité, mais ce que je ne veux pas, c’est mettre ma conscience à l’aise sous le couvert d’instructions ambiguës…Il n’y a pas que le personnel territorial qui me préoccupe, il y a le personnel judiciaire qui se trouve dans une situation délicate…" et Cattier de poursuivre:" Nous devons mettre fin au régime d’équivoque instauré au Congo en matière de main d’oeuvre. Nos fonctionnaires se trouvent devant un dilemme: ou bien ils exécutent à la lettre les instructions qu’ils reçoivent et appréhendent d’être mal notés, ou bien tournant les instructions, ils font du recrutement forcé…"

 

La mortalité était toujours élevée parmi les forçats lors de leur déportation. De janvier à octobre 1926, les documents de la bourse révélèrent que parmi les 747 déportés en provenance de la Lulua, district situé à environ 500 kms de la destination finale, 123 décédèrent(plus de 15� 88 furent réformés et 52 désertèrent. Le salaire de base passait à 1,80 F/jour pour les recrutés de la bourse. Parallèlement aux recrutements de la bourse et de l’état, des recruteurs privés sévissaient également pour le compte des compagnies.

 

Le 14 août 1926, l’inspecteur du travail à Elisabethville, Dufour, citait, pour la région industrielle du Haut-Katanga, l’existence de 47 357 travailleurs dont approximativement les 2/3 concernaient les grandes entreprises. Le gouverneur du Katanga, Gaston Heenen observait en 1923 qu’un grand nombre de déracinés restaient dans les parages d’Elisabethville. Ces hommes provenaient de districts éloignés et étaient arrivés "en fin de terme", mais ne prétendaient pas retourner sur les lieux de leur recrutement. Ce comportement expliquait en partie leur rengagement sur les chantiers. Par un décret de 1932, Heenen créait le centre extra-coutumier d’Elisabethville, un parmi d’autres, véritable entité administrative composée de ces déracinés qui allaient former la base d’une classe ouvrière naissante.

 

En avril 1927, la bourse du travail devenait l’ "Office Central du Travail du Katanga" (OCTK) dont le comité de direction à Elisabethville était composé par des personnalités de l’UM, de la CFK, des services provinciaux, et par d’autres encore. Henri Jaspar, premier ministre belge à cette époque, assurait également la fonction de ministre des colonies. Un mois plus tôt, une ordonnance promulguée par Bureau au Katanga fixa des règles strictes concernant l’acheminement des travailleurs sur les lieux de leur affectation : des règles relatives au transport, au logement et au rationnement des déportés. Cela assurait le monopole de fait à la bourse qui allait exécuter des travaux financés en partie par les grosses sociétés, pour répondre aux exigences de cette ordonnance. Cela renforçait également l’interventionnisme de la colonie puisque les agents territoriaux participaient, selon une circulaire d’octobre 1928, à la logistique de ce programme.

 

Comme Heenen le souligne en 1927:"On peut espérer qu’un monopole de fait reviendra à l’OCTK, comme résultat d’une application rigoureuse de la réglementation sur l’acheminement et le rapatriement des travailleurs." et en 1929: "l’OCTK n’est pas une société privée ordinaire : sans but lucratif, elle est fondée en vue de l’intérêt général, contrôlée et subsidiée par le gouvernement, soumise aux directives de celui-ci." Parallèlement aux recrutements de l’OCTK, l’UM organisait des levées pour son propre compte. C’est ainsi qu’elle recrutait dans le Maniema et comme déjà signalé au Rwanda et au Burundi d’où, de 1925 à 1930, plus de 7 000 hommes dont des femmes et des enfants furent emmenés au Katanga. Plus de mille d’entre eux allaient y mourir durant cette période.

 

Les dirigeants de l’OCTK à Bruxelles allaient motiver le refus d’une demande de recrutement au Rwanda -Burundi sollicitée par Heenen par ces propos : "Il est notoire que les populations du Ruanda-Urundi sont d’une extrême fragilité dès qu’on les sort de leurs milieux. L’expérience qu’en a acquis l’Union Minière est concluante à cet égard. Et si une confirmation était nécessaire, nous la trouverions dans la mortalité excessive qui a frappé le détachement d’hommes ayant cette origine, qui fut mis il y a quelques 2 ans à la disposition du CFL [la Compagnie de Chemins de fer des Grands Lacs] à Albertville.

 

18 806 travailleurs rhodésiens allaient également être fournis par une firme privée à l’UM de 1927 à 1930. La crise économique mondiale des "années trente" allait réduire les besoins de main d’oeuvre et peut être sauver certaines régions du Katanga du dépeuplement. C’est ainsi que l’effectif des travailleurs de l’UM passait de 18 471 Africains en 1930 à 5 575 en 1932 dont la plupart étaient originaire du Lomami, district qui allait faire partie du Kasaï à partir de 1932.

 

De 1912 à 1930, la bourse recrutait, à elle seule, 123.000 hommes dont la moitié pour l’Union Minière. Le cabinet Jaspar parlait en 1927 d’un taux de mortalité de 4,3�n parmi ces forçats du cuivre. Pour ne parler que de l’Union Minière, propriété de la Société Générale de Belgique, celle-ci a des milliers de victimes à son actif.

 

En 1941, une grève parmi des travailleurs de l’Union Minière éclatait et était durement réprimée par la force publique. Le 9 décembre 1941, plus de cent Congolais étaient massacrés sur les ordres du gouverneur du Katanga, Amour Maron.

 

 

 

Troisième partie:    

 

Travail forcé pour l'or.

 

En juin 1908, après la suppression de la Fondation de la Couronne, qui bénéficia de l’or de la zone du Haut-Ituri, dont la présence fut mise en évidence en 1903 par l’Australien Robert Hannam et exploité à partir de 1905, l’ingénieur Emile Braive assura la direction de l’activité minière, située à l’ouest du Lac Albert et dont les voies d’accès se faisaient préférentiellement via l’Ouganda. Cette activité dépendait directement du ministre des colonies, Jules Renkin, puisque l’État Indépendant du Congo devint le Congo belge en novembre 1908.

 

Initialement, la main-d’oeuvre des mines provenait de recrutements forcés, entrepris ailleurs dans la Province Orientale, d’où les hommes étaient amenés enchaînés sur les chantiers. Dès 1907, l’officier belge Vanmarcke de Lummen, à la tête d’une garnison de la Force Publique, assurait le recrutement dans cette région minière, où les populations durent également fournir la nourriture nécessaire à la subsistance des forçats.

 

Pour sa part, Braive envoyait des surveillants armés, qui étaient souvent d’anciens militaires, dans les villages avoisinants de manière à s’accaparer le butin humain et matériel que le fonctionnement des mines requérait. Des primes étaient versées aux chefs africains, et ceux qui résistaient étaient destitués et remplacés.

 

Comme partout ailleurs, de vives résistances s’organisaient et s’opposaient aux méthodes utilisées par l'administration coloniale. C’est ainsi qu’en 1912 et en 1913, des représailles étaient menées contre les Mamvu et les Walese dans la région située entre les mines de Kilo et de la Moto. Ces tueries se soldèrent par la mort de centaines de Congolais et aboutissaient à la réorganisation des chefferies de manière à obtenir leurs collaborations.

 

Josué Henry, commissaire général de la Province Orientale, avait en effet donné les ordres suivants en août 1912 : « L’opération militaire est exclusivement dirigée contre les fauteurs de désordre. Le commandant des troupes en persuadera bien les indigènes et observera scrupuleusement à leur égard les prescriptions réglementaires. Il fera tout son possible pour les grouper en villages et les persuader que ce qu’il attend d’eux, c’est l’ordre, la paix, le respect des lois de la colonies qui sont douces, bienfaisantes, protectrices des droits de chacun.

 

 

 

Les fauteurs de désordres seront attaqués avec énergie partout où il sera possible de les rencontrer. Les indigènes seront prévenus de cette prescription formelle afin qu’ils sachent quel péril ils encourent s’ils, soit par crainte, soit pour tout autre motif, pactisent avec ces individus. Le commandant de la colonne expéditionnaire s’attachera à persuader les natifs, par les exemples du passé, que les forces de la colonie sont irrésistibles et que qui veut vivre hors la loi sera châtié; que la colonie les a délivrés de l’esclavage, qu’elle les protège contre toute oppression, rapine ou vol; qu’elle leur a assuré la grande tâche de leur assurer la liberté ainsi que la jouissance complète de leurs biens et du produit de leur travail. »

 

Une minorité de ces travailleurs étaient des réguliers, des hommes qui ne voulaient pas retourner là où ils avaient été livrés. Les autres formaient le groupe des auxiliaires ou temporaires, qui étaient des travailleurs régulièrement remplacés. Beaucoup d’entre eux désertaient. En 1912, les mines du Haut-Ituri utilisaient environ 2 500 hommes sur ses chantiers. Ce n’était pas le salaire de misère qui incitait ces travailleurs au rendement, mais bien l’usage de la chicotte que les agents des mines, en tant qu’agents de l’Etat, avaient le pouvoir d’appliquer à leurs ouvriers considérés comme travailleurs du dit Etat. Ce pouvoir leur avait été expressément confirmé par les ordonnances du gouverneur général de 1910 et 1911.

 

En juillet 1913, le consul de Belgique, Vincent Ernst de Brunswick, constatait notamment que « …Le travail des mines entraîne nécessairement des accidents et des maladies. Malgré cela, il n’y a pas d’hôpital à la Moto et ce qui est plus fort, il n’y a pas de pharmacie et les médicaments font défauts…Les indigènes dans les villages font remarquer que les décès sont trop nombreux …». Les ouvriers pouvaient être accompagnés de leurs femmes, qui leur préparaient et leur apportaient leurs nourritures sur les chantiers. Celles-ci étaient également forcées à travailler aux cultures sous peine d’emprisonnement.

 

Le portage, exécuté sur des distances exigeant plusieurs jours de marche, assurait la livraison des vivres aux mines. C’est ainsi qu’en 1913, l’agent territorial Jean Stöcker signalait qu’au mois d’avril, 60 tonnes de vivres étaient fournies aux mines de la Moto par des villageois.

 

En septembre 1913, le procureur du roi, Luigi Rossi, décrivait la situation aux mines de la Moto comme étant non conforme aux lois: « Les vivres sont imposés, on oblige les femmes à travailler sans contrat, les travailleurs sont recrutés de force et envoyés par leurs chefs sous la menace d’emprisonnement…Les chefs sont menacés de relégation s’ils ne fournissent pas travailleurs et vivres aux mines »

 

Entre 1909 à 1912, ces hommes allaient extraire plus de 3 000 kilos d’or des mines de Kilo-Moto et 5 285 kilos d’or entre 1913 et 1916. A raison d’un maximum de 5 grammes d’or par mètre cube de graviers alluvionnaires, il était nécessaire d’en traiter au minimum deux cent milles mètres cubes pour produire une tonne d’or.

 

L’inspecteur du service de l’industrie et du commerce, Maurice de la Kethulle, après avoir visité les mines de la province, écrivait dans son rapport en 1915 ces quelques notes à propos de la condition des femmes des travailleurs et du recrutement : " [les ennuis qui résultent de la prostitution] justifient ceux-ci [les directeurs des entreprises] à tendre dans la mesure du possible à faire travailler les femmes aux plantations vivrières. À Kilo, à la Nazi, à la Moto, on tâche de persuader les femmes de prendre un engagement pour le travail aux plantations…Le salaire qu’on leur paie n’est pas un placement productif, j’en conviens, mais j’estime que le travail des femmes est un remède préventif de l’immoralité et qu’il importe peu que ce remède coûte quelques francs par jour…

 

…L’embauchage des noirs y est tout sauf volontaire. Périodiquement les chefs territoriaux sont invités à procurer un certain nombre de travailleurs à Kilo. L’on réparti les contingents à fournir entre les chefs indigènes. Ceux-ci ont soin de ne pas consulter leurs administrés, mais choisissent parmi eux ceux qu’ils aiment le moins et redoutent le plus, et les mènent la corde au cou au poste. Ici, l’agent du poste les garde quelques jours en attendant que l’effectif soit complet, et leur fait faire, toujours à la chaîne, différents travaux d’entretien. Une fois complété, le détachement est expédié toujours corde au cou et sous escorte à Irumu. L’on enlève la chaîne par crainte du parquet une fois que l’on a passé le Lohali [Ituri]…Et voilà les engagés "volontaires" rendus à Kilo conformément aux usages…

 

À propos de l’immoralité, le contrôleur des mines, Hector Maertens, qui allait faire cesser le travail forcé des femmes dans les mines, rédigeait ces lignes à la même époque:" Je désire qu’une enquête administrative ait lieu afin de connaître tous les faits et exactions reprochés à certains blancs contre des femmes des travailleurs. Il faut absolument que les blancs des camps cessent d’abuser de ces femmes, qu’ils doivent respecter…Je sais que le groupement de femmes [aux cultures vivrières] n’était en somme qu’un moyen déguisé pour satisfaire les désirs malsains de certains blancs. Je désigne spécialement à votre attention Vanboom et Bulens…  

 

…Quand on voyage dans les régions des mines on retrouve partout cette immoralité bestiale et on a l’impression de se trouver dans un immense camp de prostitution et de débauches. La faute initiale d’une situation aussi déplorable, est l’exemple donné par les blancs et ce depuis le haut jusqu’au bas de l’échelle hiérarchique."

 

Dans un autre rapport, le même Maertens écrivait au sujet du comportement de certains colons à l’encontre des Congolais: "…Un chef blanc, brutal, débauché, buveur, l’accablera [le forçat] du matin au soir d’injures, de menaces incessantes. Il attrapera une calotte par ici, un coup de poing ou de pied par là, qui l’étalera par terre. Si son âme révoltée ou ses membres endoloris se refusent au travail, c’est la chicotte, car la plupart de nos blancs ne discernent pas la différence entre un homme malade et une mauvaise tête…"

 

Et des Congolaises: "...S’il est accompagné de sa femme, et que celle-ci a quelques attraits, elle sera vite l’objet des convoitises bestiales du blanc. S’il ne consent pas librement à la lui céder, il sera l’objet de poursuites tracassières, s’il ne tombe pas sur un Bulens [Arnold, engagé en 1907 aux mines comme éleveur-cultivateur], qui entraînera la femme dans la brousse à quelques mètres du mari, pendant que celui-ci, sur l’ordre du blanc, est maîtrisé par un " soldat", gardien de l’ordre sur les chantiers… J’ai dénoncé ces faits à la justice qui a prononcé un non-lieu prétextant que la brousse…n’était pas un lieu public. Lorsque le malheureux allait se plaindre à la direction, on le fourrait dans le cachot et, s’il récidivait, la chicotte se chargeait de le faire rentrer dans l’ordre normal des choses…

 

En ce qui concerne les forçats, Maertens notait que :  « Parmi les recrues amenées de force au travail il y a les intrépides qui prennent le risque de se sauver plutôt que de subir les exactions en faveur du travail. Il y a les peureux qui savent que s’ils s’évadent, ils seront traqués à travers tout le pays par des « soldats » armés dont la brutalité est proverbiale. Ils ont vu des exemples de déserteurs à leur village qui furent l’objet d’une chasse à l’homme vraiment écoeurante…ces gens se résignent au travail forcé la haine au cœur. »

 

En mai 1916, Edmond Leplae, directeur général de l’Agriculture au ministère des colonies, écrivait ceci, au sujet de la situation dans l’Ituri, au ministre Renkin:

 

1)… Afin de faciliter la collecte de l’impôt, l’entretien de la route, et le recrutement forcé de travailleurs pour les mines et de porteurs, les villages sont déplacés de force, sans aucun délai et ménagement, et établis le long de la route. Aucune précaution n’est prise pour choisir des emplacements convenables ayant des terrains fertiles; aucun délai raisonnable n’est accordé. Si les indigènes résistent, on brûle les villages, et au besoin on tue les récalcitrants…

 

2) …Certains indigènes, après 9 ou 10 ans de travaux forcés dans les mines, n’ont pu rentrer chez eux qu’en se faisant remplacer par un de leur fils. Un magistrat est passé il y a quelque temps par Kilo et a fait mettre en liberté quelques-un de ces esclaves…

 

3)…Les indigènes n’ont pas seulement à payer l’impôt et à fournir des travailleurs et des porteurs, mais on les oblige encore à cultiver et à apporter aux endroits désignés, souvent à grande distance de leurs villages, les grandes quantités de vivres nécessaires aux travailleurs des mines…

 

5)…L’impôt est exigé avec la dernière rigueur, même des populations qui n’avaient jusqu’ici reçu que rarement la visite des blancs et n’avaient jamais payé l’impôt… On ne s’est pas contenté d’exiger l’impôt de l’année courante, mais on a fait payer l’impôt de 2 ans et dans certains cas même de 3 ans…Cette façon brutale d’imposer brusquement à une population encore mal soumise des contributions aussi exagérées devait inévitablement provoquer des conflits. Les protestations ont été suivies de violence. Des indigènes Lendu ont un jour brûlé les livres d’un agent. Bref, on est arrivé à une expédition militaire pour réduire ces soi-disant révoltés…

 

6)…Cette opération militaire a été conduite par deux blancs MM. X et Y qui se sont fait assister par le chef Goli...qui dispose d’un certain nombre de soldats armés de fusils. L’un des deux blancs est assez clément, mais l’autre, M. X, un tout jeune homme arrivé dans la région il y a un an et demi, probablement désireux de faire du zèle et de mériter une promotion, a la triste réputation de tuer beaucoup d’indigènes. De plus le chef Goli n’épargne pas ses frères de race, il brûle des villages et amène des prisonniers…

 

7) Quant au respect des droits des indigènes, il est nul. J’ai rencontré moi-même sur ma route plusieurs cas forts caractéristiques: vols de femmes par des noirs, enlèvements de négresses par des blancs, vols commis chez des indigènes le long de la route par les maîtresses noires des blancs…

 

…Il est très facile de vérifier ces faits, qui paraissent connus de tout le monde et ne semblent émouvoir personne. Tuer des nègres paraît être une peccadille, voire un fait méritoire…[Il compare ensuite la colonie belge avec une colonie anglaise] on ressent la plus douloureuse indignation en voyant comment agissent ceux qui représentent dans la région de Kilo notre peuple belge. Je voulus cependant me renseigner plus complètement et chercher à savoir comment il était possible que de pareils faits soient commis par notre administration, composée en majeure partie de compatriotes. J’en arrive à conclure que ces faits doivent être attribués aux conditions suivantes:  

 

1. Les agents de l’État… manquent absolument de préparation et d’éducation. Ils sont venus au Congo pour la plupart avec le grade de sous-officier. Les plus anciens ont fait leur éducation coloniale lors du régime du caoutchouc et tout naturellement ils inclinent à employer les mêmes moyens qu’autrefois. Quant aux jeunes et c’est là chose éminemment regrettable, ils se conforment aux idées courantes et se modèlent d’après les idées de leurs supérieurs…

 

2. Les instructions du gouvernement sont considérées non seulement comme impératives mais comme devant être appliquées par tous les moyens…  

 

3. On applique mécaniquement les règlements…Il [le commissaire de district] attend tranquillement dans son bureau que le commandant des troupes lui fasse savoir que les indigènes sont pacifiés, c'est-à-dire terroriser …"

 

Leplae conclut son rapport en notant: "qu’il est inadmissible que l’on continue au Congo à tuer des indigènes comme de vulgaires animaux...[et] notre administration ne peut donner prise à critique en appliquant des méthodes dignes du Moyen Âge…Après les engagements formels qui ont été pris au Parlement par les plus hautes autorités de la Belgique, et par Sa Majesté le Roi lui-même, il n’est plus admissible qu’un régime pareil subsiste à Kilo, ni dans aucune partie de la colonie". Plus tard, le même Edmond Leplae introduisit la culture obligatoire du coton, qui fut un véritable calvaire pour les populations congolaises.

 

Ce virulent rapport n’eut que très peu d’impact au Congo : le vice-gouverneur f.f. de la Province Orientale, Alexis Bertrand, fut tenu pour responsable de ces abus par le Gouverneur Général Henry sans qu’il ne fût officiellement sanctionné. Par l’arrêté royal du 29 décembre 1919, ces mines furent constituées en Régie Industrielle des mines de Kilo-Moto (RIM), véritable entité autonome et indépendante du gouvernement belge, dont l’intégralité des bénéfices nets était versée au trésor colonial. La gestion de la régie fut confiée à un comité, qui exerçait sa fonction de Bruxelles et qui fut constitué de coloniaux et d’anciens coloniaux de l’Etat Indépendant du Congo. Suite à cette réforme, en mai 1920, le Gouverneur Henry écrivait au ministre Franck, que dorénavant le rôle l’administration coloniale était donc de veiller à l’application de la réglementation prescrite par le susdit comité.

 

Avec de telles décisions, la situation des travailleurs ne pouvait évoluer positivement. C’est ainsi qu’Adolphe Demeulemeester, nommé vice-gouverneur à la place de Bertrand, constatait un usage abusif du régime de la chicotte dans la région minière de Kilo. En effet, des statistiques (voir le tableau qui suit) pour le moins lugubres, calculées par l’ingénieur Robert Monti, nous montrent que le rendement des forçats était fonction du nombre de coups de chicotte, qui leur étaient administrés. De plus, l’octroi aux Européens de primes, qui étaient proportionnelles au volume de gravier traité par homme et par jour, contribua certainement à aggraver la condition déjà fort peu enviable des travailleurs africains.

 

A noter qu’il s’agit uniquement des coups infligés aux travailleurs dits réguliers. Néanmoins, les travailleurs dits auxiliaires n’y échappaient pas, si on se réfère au nombre de désertions. Le président du comité de la RIM, le vice-gouverneur général George Moulaert, qui séjourna dans les mines durant le second semestre 1920, avait pris certaines mesures pour tenter de réduire le nombre de désertions. Il fit réduire les primes des chefs de camps et leur supprimait le droit d’appliquer la chicotte. Ces derniers avaient néanmoins réagi en menaçant de faire grève. Pour les mater, Moulaert réquisitionna un détachement de la force publique, qui était équipé de mitrailleuses. Il renforça ensuite considérablement l’effectif militaire présent dans la région en se justifiant au ministre de la manière suivante : «…aucune œuvre de colonisation européenne n’est possible, si le gouvernement n’obtient pas d’abord la soumission des populations. Cette soumission exige : un nombreux personnel et d’importantes forces de police ».

 

 

 

 

 

 

 

 


 

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